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Vue de l’installation « Amalgam » au studio de Theaster Gates.

 Engagé contre les 

 discriminations 

La période de la ségrégation raciale aux États-Unis a ouvert une blessure qui est loin de s'être refermée. Par l'histoire peu connue de l'éviction, en 1912, d'une communauté dite « interraciale » d'une île de l'État du Maine, Theaster Gates explore, dans son exposition « Amalgam » au Tate Liverpool, les inégalités et les problèmes de cohabitation liés à la couleur de peau. Son approche engagée et sa pratique difficilement classable sont un bel exemple de ce que l'art contemporain a à offrir.

 

Vue de l’installation « Amalgam » au studio de Theaster Gates.

© Chris Strong / Theater Gates

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Introduction
Ouverture de l’exposition « Kerry James Marshall : Mastry » au MOCA de Los Angeles. Une grande retrospective qui sera présentée également en Europe.

Ouverture de l’exposition « Kerry James Marshall : Mastry » au MOCA de Los Angeles. Une grande retrospective qui sera présentée également en Europe.

© Rachel Murray/Getty Images for MOCA

Lors du mouvement pour les droits civiques à Birmingham en 1963, des manifestants non-violents, dont de nombreux étudiants, sont dispersés à la lance d’incendie par les pompiers.

Lors du mouvement pour les droits civiques à Birmingham en 1963, des manifestants non-violents, dont de nombreux étudiants, sont dispersés à la lance d’incendie par les pompiers. Le jet réglé à une très forte puissance.

© Charles Moore

Si elle prend fin aux États-Unis en 1964, la ségrégation raciale a tendance à perdurer dans le monde de l'art. Une étude réalisée en 2018 par le média Artnet a démontré que depuis 2008 seulement 2,37 % des acquisitions par les musées et 7,6 % de l'ensemble des expositions – étude faite sur 30 grands musées américains – concernent des artistes Afro-Américains. Alors même que le directeur du MoMA admettait récemment que, dans l'art contemporain, les travaux d'Afro-Américains comptent actuellement parmi ceux qui sont les plus intéressants. « Si vous ne voyez pas de personnes à la peau noir dans les célèbres peintures des grands musées, alors vous pensez que c'est parce qu'ils n'ont rien à y faire… » constate l'artiste Kerry James Marshall en expliquant ce qui motive son travail artistique.

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En dehors du monde de l'art, la situation n'est guère plus réjouissante. L'abolition de l'esclavage aux États-unis, en 1865, a mené à presque un siècle de ségrégation raciale onze ans plus tard, et elle ne cessa qu'après la lutte du mouvement pour les droits civiques et la mise en place du Civil Rights Act de 1964. Mais malgré cette loi les violences contre les personnes noires aux États-Unis n'ont pas cessé – un homme noir a 2,5 fois plus de risque d'être tué par la police qu'un homme blanc –, et ces dernières sont encore souvent considérées comme des citoyens de seconde zone. Une situation qui semble stagner quand on se plonge dans le passé américain. Ce qu'a fait l'artiste Theaster Gates pour son projet « Amalgam ». Une exposition ayant pour point de départ l'histoire peu connue de l'île de Malaga, où une communauté dite « interraciale » fut, en 1912, évincée pour des motifs politiques, économiques, racistes et eugénistes. En jouant de l'alliance entre différentes cultures et différentes pratiques artistiques, il fait du mélange la pierre angulaire de ce projet et nous propose d'explorer la complexité des relations sociales, des migrations et de l'histoire de l'art.

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Dans son travail artistique, Theaster Gates rend compte des nombreuses générations et des nombreux événements encore exclus de l'histoire américaine blanche. Pour ce faire, il emprunte de puissantes références à l'histoire des Noirs américains, qu'il transforme pour en faire des œuvres faisant référence à l'histoire de l'art – principalement blanche. Par exemple, sa série Civil Rights Tapestry (commencée en 2011), où il compose, dans le style de la peinture abstraite, des œuvres colorées à partir de lances d'incendie. Ces dernières ayant servi, dans les années 1960, à disperser les manifestants noirs qui participaient aux luttes pour les droits civiques, mais aussi à éteindre plusieurs incendies d'églises fréquentées par la communauté noire. Originaire d'un quartier défavorisé de Chicago, il a été témoin de la détérioration année après année de celui-ci. Pour inverser cette tendance, il s'est lancé dans le projet hardi de racheter des maisons abandonnées de ce quartier pour en faire des espaces culturels. C'est en combinant ces diverses pratiques qu'il a préparé l'exposition « Amalgam ».

Une histoire que l'on ne souhaitait plus raconter

Une histoire que l’on ne souhaitait plus raconter

La famille Eason devant leur maison sur l’île de Malaga (1911).

© Maine State Museum collection

La famille Eason devant leur maison sur l’île de Malaga (1911).

Le 1er juillet 1912, un agent de l'État du Maine se rend sur la petite île de Malaga, dans le golfe du Maine. Il a pour mission de vérifier que l'éviction des habitants décidée par le gouverneur a bien été respectée, et d'incendier leurs habitations. À sa grande surprise, le territoire est désert, les résidents ont démantelé leurs maisons et les ont emportées avec eux. Aucune solution de relogement ne leur avait été proposée. L'État décide peu de temps après, pour enfoncer le clou, d'exhumer les dix-sept corps du cimetière local, de les mettre dans quelques cercueils communs et de les enterrer dans la nécropole de la Maine School of Feeble Minded, un internat pour handicapés mentaux situé sur le continent. Là où, par ailleurs, huit personnes de Malaga furent internées de force et passèrent le reste de leurs vies. « Nettoyer l'île de Malaga – plus un reproche que l'on peut faire à l'État [du Maine] », titre un journal local en 1913. Immoraux, ignorants, paresseux, alcooliques, faibles d'esprit… toutes sortes de qualificatifs circulaient depuis plusieurs années sur les gens de l'île, et ce, jusque dans les grandes villes d'alentour, comme Portland ou même Boston, la capitale d'un État voisin. Pour les citadins, se débarrasser d'eux ne pouvait qu'améliorer la fibre morale de la société.

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Ces faits, Theaster Gates les découvre à l'occasion de sa venue dans le Maine en tant qu'artiste en résidence au Colby College en 2017 ; c'est un ami qui lui raconte. Déjà passionné par l'histoire des États-Unis et particulièrement celle des Afro-Américains, il profite de sa présence à proximité de l'île pour enquêter sur les zones d'ombre. Car les fausses histoires et les non-dits se sont imposés pendant des années, cachant qui étaient réellement les personnes qui vivaient sur Malaga. Au départ, en 1880, ils étaient vingt-sept à vivre sur l'île ; vingt ans plus tard, quarante âmes occupent les lieux. C'était une communauté pauvre où cohabitaient des personnes noires, blanches et métissées, ce qui était très mal vu aux États-Unis à l'époque. Ils vivotaient principalement de la pêche ou d'emplois précaires sur le continent, et Malaga, par son isolement, était leur ultime chance de survivre à la pauvreté. Le racisme est une raison importante de ce qui s'est passé et pour cause. Bien que les États du Nord (anti-esclavagistes) aient gagné la guerre de Sécession (1861-1865), ceux du Sud maintiennent une position anti-Noirs qui rend l'unification du pays très compliquée. Un compromis est signé en 1877, mettant fin à cette période dite « de la Reconstruction » tout en rendant possible l'institutionnalisation de la ségrégation raciale, appuyée par les lois « Jim Crow ». Celles-ci imposaient une séparation entre les Noirs et les Blancs dans les lieux publics, les transports, les écoles… et interdisaient aussi les mariages dits « interraciaux ». Des journalistes profitèrent de ce climat rance pour écrire des articles insensés à propos des résidents de Malaga. L'idée était d'influencer le public pour se débarrasser des habitants de l'île, qui se trouve dans une zone à fort potentiel touristique, et y construire des hôtels et des résidences d'été. L'île fut revendue à un associé et ami du gouverneur, pour finalement ne plus être habitée depuis lors.

Vue de l’Installation « Island Modernity Institute and Department of Tourism » à l’exposition « Amalgam » au Palais de Tokyo (Paris) en 2019.

© Chris Strong / Theater Gates

Vue de l’Installation « Island Modernity Institute and Department of Tourism »
Masque pris dans du bitume.

Masque pris dans du bitume.

© Chris Strong / Theater Gates

Mais Theaster Gates voit cette histoire d'un autre œil, et nous propose une variante fictionnelle avec l'exposition « Amalgam ». Un ponton, un office du tourisme, de la musique, un simulacre d'étude archéologique où se mêlent des objets fabriqués par l'artiste et d'autres retrouvés sur place… une multitude d'éléments qui constituent sa version moderne de Malaga. À l'image de cette communauté, mais aussi de la construction des États-Unis, l'artiste se sert du béton pour lier différents éléments historiques africains, européens et natifs Américains afin de former un tout. Ce qui n'est pas sans rappeler l'histoire de l'humanité, faite de migrations, de conquêtes et d'assimilations. Il utilise de la même façon le bitume, un matériau qui protège de l'érosion et de la moisissure, employé par son père, couvreur pendant les manifestations de Chicago en 1968. C'est aussi une substance exploitée, récoltée par des esclaves noirs, lors de la colonisation de l'Amérique du Nord par les Anglais (XVII-XVIIIe siècle). Il se prête également à des expérimentations, en amalgamant ses différentes pratiques artistiques – que nous verrons par la suite : la sculpture, la peinture, la poterie, l'installation, la performance, la vidéo et l'utilisation d'objets divers. À sa manière, il interprête l'histoire de l'art qui est, elle aussi, une succession de styles et de pratiques sans cesse hybridées. Le mélange est ainsi évoqué sous toutes ses formes, artistique comme humaine. Cette dernière est également abordée dans un court-métrage mettant en scène une chorégraphie du danseur américain Kyle Abraham entrecoupée d'images d'archives. La visite se termine sur un hommage à la communauté de Malaga. Une œuvre immersive constituée d'une forêt de piliers de frêne dégrossis, dont certains sont coiffés d'un moulage de masque africain en bronze. Masques dont on ne saurait dire les origines, et que l'on retrouve à d'autres endroits de l'exposition. Un projet qui soulève de nombreuses questions chez le visiteur sur ses propres origines, son héritage, son pays… Des questions que se pose l'artiste lui-même.

Ente anthropologi et activisme

Entre anthropologie et activisme

« Civil Right Tapestry 4 » (2011)

« Civil Right Tapestry 4 » (2011).

© Tate / Theaster Gates

« Raising Goliath » (2012)

« Raising Goliath » (2012).

© Ben Westoby / Theaster Gates

Couvertures des magazines Jet et Ebony

Couvertures des magazines Jet et Ebony.

Le travail de Theaster Gates est axé sur l'histoire, passée et présente, des Afro-Américains, qu'il développe dans une pratique qui s'étend de la poterie à la performance en passant par la peinture, la sculpture, l'installation… Il a une appétence particulière pour ce qui a trait à la culture afro-américaine. Sur ce sujet, il collecte archives, objets, musique et même des collections entières. Il est également membre d'un groupe de musique, The Black Monks of Mississippi, qui mêle différents genres musicaux noirs du sud des États-Unis, tels que le gospel ou le blues, et qu'il fait intervenir pour des performances liées aux thèmes de ses expositions. Pour lui, l'esthétique ne doit pas primer sur les messages qu'il tient à délivrer. Beaucoup d'entre eux ont pour propos des événements voués à tomber dans l'oubli, qu'il ravive en se servant d'éléments parfois destinés à être détruits. Une pratique qui n'est pas sans rappeler l'utilisation de déchets dans les œuvres de Kurt Schwitters ou de Robert Rauschenberg. Pour ce faire, il crée un contexte dans lequel il met en scène le fruit de sa collecte, ou bien il transforme celui-ci pour en faire une œuvre complexe.

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Pour mieux comprendre ce que représente son travail, voici une brève rétrospective de ce qu'il a réalisé ces dernières années. Pour sa série Civil Right Tapestry, déjà citée plus haut, l'artiste a récupéré d'anciennes lances d'incendie ayant servi à disperser des manifestants noirs lors des luttes pour les droits civiques. Certaines inscriptions sont visibles sur les lances sélectionnées pour Civil Right Tapestry 5 (2012). On peut y lire « 1962 », l'année de l'émeute sanglante contre la ségrégation dans l'université du Mississippi ; ou encore « Compton, Calif », une ville du comté de Los Angeles principalement noire à cette époque. Pour la composition de ces œuvres, Theaster Gates a découpé et agencé sur un panneau de bois des bandes de ces lances, de taille équivalente, afin de former un ensemble dans le style abstrait. Une référence à un art non figuratif et non narratif principalement représenté par des artistes blancs. On peut constater une double signification dans cette série, une sur l'histoire afro-américaine et une autre sur l'histoire de l'art, toutes deux entremêlées. Ce qui est assez récurrent dans le travail de cet artiste.

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Plusieurs œuvres de cette série furent présentées en 2012 lors de l'exposition « My Labor is My Protest », qui se tenait à la galerie White Cube de Londres. On y admirait également l'installation Raising Goliath (2012), qui met en scène un camion de pompiers de 1967 maintenu en suspension d'une façon théâtrale, grâce à un système de poulies, par le poids d'une gigantesque collection de magazines culturels pour Afro-Américains (Jet et Ebony). Un symbole pour la lutte des droits civiques des années 1960 face à un autre symbole pour la culture afro-américaine. L'engin flotte dans l'air, comme suspendu dans le temps, le fardeau de la lutte contrebalancé par l'apprentissage et l'élévation personnelle.

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Dans une autre salle de la galerie, une tout autre ambiance. On y trouve des grandes tables de lecture et une immense bibliothèque où s'aligne une grande quantité de magazines (Jet et Ebony) et de livres sur de multiples sujets liés à la négritude, tous consultables sur place. Les magazines grand public Jet et Ebony (fondés respectivement en 1945 et en 1951 par la Johnson Publishing Company) documentent et montrent le style de vie, la mode, les aspirations et les accomplissements des Noirs ainsi que leur histoire, une image bien différente des clichés véhiculés à l'époque. Ils sont une très grande source d'inspiration pour de nombreux artistes de couleur, comme Ellen Gallagher, Lorna Simpson ou encore Mickalene Thomas. Les livres proviennent de la collection particulière de la Johnson Publishing Company, qui en confia la garde à Theaster Gates. Par cette installation, l'artiste souhaite rendre accessible ces documents, partager cette connaissance, mais aussi rappeler l'importance du support imprimé.

« Ground Rules (Free throw possibility) » (2014).

© George Darrell / Theaster Gates

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La vierge noire de l’abbaye d’Einsiedeln (Suisse)

La vierge noire de l’abbaye d’Einsiedeln (Suisse).

© Jean-Marie Duvoisin

Pour sa série Ground Rules (Free Throw) (2014), il a récupéré des restes de planchers d'anciens gymnases d'écoles de Chicago, avec leurs marquages sportifs, qu'il a découpés en fines lames de taille similaire. En jouant des motifs générés par les marquages, il a juxtaposé chaque morceau pour en faire des œuvres abstraites. Accrochées au mur, ces pièces de trois mètres sur cinq rappellent certains travaux de Piet Mondrian. Elles sont en fait une critique des décisions prises par la Mairie concernant le système éducatif réservé aux quartiers défavorisés. Pour l'artiste, en fermant les gymnases, elle prive de l'assimilation et du devoir de respect des règles qu'induit la pratique sportive, et par extension des règles de la société en général.

Dans un de ses plus récents projets (2018), The Black Madonna, l'artiste explore l'histoire de la femme noire et de son image. Pour ce faire, il met en rapport des archives photographiques provenant des magazines Ebony et Jet, des archives personnelles et des objets qu'il crée pour l'occasion. Le nom fait référence au pendant de la Vierge Marie, la Vierge noire (ou Black Madonna en anglais), une icône que l'on retrouve dans l'Europe médiévale avant que l'imprimerie ne « standardise » cette première par la diffusion de la Bible. Cette exposition in situ au Kunstmuseum de Bâle est réfléchie comme une critique sur la collection eurocentrée de ce grand musée, mais aussi comme un défi. Celui d'exposer dans une ville très blanche, aux fortes traditions catholiques, et qui accueille une des plus grandes manifestations d'art contemporain en Europe. Une manifestation qui accueille principalement des artistes blancs. Il dira au quotidien Art Newspaper : « Par la manière dont j'utilise l'Histoire, je veux que les gens aient soif d'en savoir plus. Je veux principalement abreuver de nouveaux historiens, de nouveaux interrogateurs. » Une conscience sociale et un engagement qui vont au-delà du cadre muséal.

Une utopie devenue réalité

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Une utopie devenue réalité

The Archive House, la première réalisation du Dorchester Projects.

© Sara Pooley Courtesy White Cube / Theaster Gates

Intérieur de The Archive House après les aménagements de Theaster Gates.

Intérieur de The Archive House après les aménagements de Theaster Gates.

© Theaster Gates

« Shoe Shine with Old Growth Pedestal (Him) », (2012)

« Shoe Shine with Old Growth Pedestal (Him) », (2012).

© Theaster Gates

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Ménestrel noir avec mécanisme pour le faire danser, jouet de la collection d’objets de stéréotypes négatifs sur les Noirs Edward J. Williams.

© Theaster Gates

Dans sa jeunesse, dans son quartier noir de l'ouest de Chicago, Theaster Gates a vu les magasins et les industries fermer les uns après les autres, année après année. Et à partir de 2007 la crise financière dite « des subprimes » a obligé de nombreux ménages américains à quitter leur foyer. C'est à cette période que, alors que la désertification s'abat autour de chez lui, l'effondrement du marché immobilier lui permet d'acheter une de ces maisons abandonnées sur l'avenue de Dorchester, à Chicago. Quel rapport avec l'art, me direz-vous ? Theaster Gates est urbaniste de formation – et aussi potier. Si l'argile sert à réaliser de la vaisselle en céramique, l'espace, lui, permet de façonner un endroit pour une utilisation spécifique. Mais il est rapidement frustré. Beaucoup de villes des États-Unis ostracisent encore leurs citoyens noirs, qu'ils considèrent comme une source de problèmes. Les quartiers qui leur sont réservés ne bénéficient pas de la même attention de la part des politiques et affichent souvent un fort taux de pauvreté et de criminalité. Cette situation le fait se questionner sur ce que l'art peut changer dans son quartier. Pour lui, être urbaniste, « c’est avant tout la capacité de comprendre l’espace, le pouvoir et la politique, pour ensuite être réellement un acteur, un instigateur, dans son propre environnement. Donc […] un artiste qui lit la dynamique d'une situation peut changer la situation. »

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Il vide cette maison récemment acquise et recycle les matériaux présents à l'intérieur pour y construire, dans une des pièces, une grande bibliothèque où seront entreposés les 14000 livres (sur l'architecture et le design) d'une librairie de Chicago qui, après cinquante ans d'existence, a dû fermer. Il aménage une autre pièce afin d'y accueillir une collection de diapositives en verre provenant de la section histoire de l'art de l'université de Chicago. Des clichés d'œuvres d'art allant du Paléolithique à la période moderne, qu'il récupère avant qu'ils ne soient mis au rebut. Baptisée The Archive House, elle est ouverte au public, et son contenu est disponible à la consultation. Si l'art tend, par la création, à atteindre un but précis pensé par l'artiste, il y a ici, par la mise en place de lieux consacrés à la culture, sa volonté de réhabiliter un quartier en se basant sur la particularité de son contexte (qui y habite ? quelles sont les coutumes ? qu'est-il possible de réutiliser ?…).

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Avec les planches restantes, Theaster Gates fabrique des stands de cireur de chaussures, qu'il met en vente dans une foire d'art. Des œuvres en hommage à un labeur en bas de l'échelle sociale, très souvent réservé aux personnes noires. Avec l'argent obtenu, il achète la propriété accolée à sa première acquisition. Et, comme pour cette dernière, il aménage l'intérieur pour y exposer les vinyles du disquaire Dr. Wax, qu'il a rachetés à sa fermeture. The Listening Room est née (2011). Il applique ce principe de création d'espace, qu'il nomme le Dorchester Projects, pour concevoir la Black Cinema House (2012). Une cinémathèque proposant des films principalement avec des acteurs ou des réalisateurs noirs. À une plus grande échelle, Theaster Gates s'engage avec le même procédé dans la restauration d'une ancienne banque (à l'abandon depuis une vingtaine d'années) pour en faire, en 2015, la Stony Island Arts Bank. Un vaste lieu faisant office de galerie, de centre d'archives, de bibliothèque et de pôle communautaire. Celle-ci accueille plusieurs collections : les livres et magazines de la Johnson Publishing Company ; les diapositives sur l'histoire de l'art de l'université de Chicago ; la collection d'objets de stéréotypes négatifs sur les Noirs d'Edward J. Williams et la collection de vinyles du DJ et compositeur Frankie Knuckles, surnommé « le parrain de la house music ».

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Cet ensemble de projets artistiques intéresse de nombreux maires, qui font appel à son expertise. En réponse, il met en place la Rebuild Foundation, qui a pour mission de contribuer à rebâtir les bases culturelles de quartiers délaissés. Sur le modèle du Dorchester Projects, elle réactive des bâtiments et des collections d'artefacts culturels ; elle met en avant les artistes, entrepreneurs et chercheurs locaux, et encourage les habitants du quartier à s'investir dans cette transformation positive. Une manière aussi de permettre aux artistes afro-américains d'avoir un endroit où exposer, où se faire connaître et ne plus être mis de côté.

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Par le champ élargi de sa pratique artistique, Theaster Gates redéfinit le rôle de l'artiste. Performance, sculpture, installation, réappropriation d'espace urbain… sa pratique ne peut être définie par un seul médium. Dans l'exposition « Amalgam », qui a pour point de départ un fait historique peu connu, il va jusqu'à les combiner pour développer une réflexion autour du mélange sous toutes ses formes. Et ainsi évoquer le genre humain ou l'histoire de l'art. Sa conscience sociale est un des puissants leitmotivs de son travail, l'histoire des Afro-Américains en est un autre, que ce soit pour revitaliser son quartier de Chicago ou pour pérenniser le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Ses œuvres nous prouvent qu'il est possible de concilier enjeux politiques et défis esthétiques. Mais en les sortant du cadre muséal pour les inclure dans la vie quotidienne, l'artiste peut-il influencer un public qui ne s'intéresse pas à l'art ?

Sources :

– Theaster Gates, de Lisa Lee, Carol Becker, Achim Borchardt-Hume (Phaidon)

– Malaga history : http://www.malagaislandmaine.org/index.htm

– Le beau : arme politique. L'art contemporain de 1960 à 2010, de Vanina Géré : https://laviedesidees.fr/Le-Beau-arme-politique.html

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