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Pablo Picasso, La Famille de Saltimbanques, 1905.

 Une jeunesse peinte 
 en nuances d'émotions 

Connu pour son faste et ses œuvres colorées aux multiples facettes, Pablo Picasso est aussi et avant tout un artiste précoce dont les amateurs appréciaient peu le travail. Malmené par la vie dans sa jeunesse, il laissa parler ses émotions par le biais d’un art dominé un temps par le bleu, puis par le rose. Associé au Musée national Picasso-Paris (Paris, 3e), le musée d’Orsay (Paris, 7e) présente une exposition d’ampleur sur ces deux périodes de l’artiste.

Pablo Picasso, La Famille de Saltimbanques, 1905. Washington, National Gallery of Art.

National Gallery of Art © Sucession Picasso, Paris 2018

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Un contexte favorable
pour un anticonformiste

 

Avec l’invention de la photographie dans la première moitié du XIXe siècle, de nombreux peintres profitent de l’aspect pratique du médium. Avec quelques clichés en main, ils peignent sans modèle, confortablement installés dans leurs studios. Mais l’évolution rapide du matériel photographique simplifie sa pratique et fait douter beaucoup de peintres. Pourquoi s’échiner à représenter le réel quand un concurrent aussi redoutable vend son travail moins cher ? Que peut encore apporter la peinture ? Ces remises en question amènent certains d’entre-eux à tenter de nouvelles choses. Des toiles hyper colorées en opposition aux tirages en noir et blanc. De l’abstraction, du symbolisme… pour rompre avec l’art traditionnel, mis à mal par les photographes.

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C’est dans ce climat de questionnement artistique qu’un jeune Espagnol du nom de Pablo Ruiz Picasso (1881-1973) commence la peinture. Il n’a que huit ans mais il dessine déjà comme un adulte. Comme il le dira lui-même plus tard : « […] moi je n’ai jamais fait de dessin d’enfant, jamais.» Fils d’un peintre également professeur de dessin, il a très tôt accès à du matériel artistique. Son père l’inscrit, à l’adolescence, à l’école des beaux-arts, où il se fait vite remarquer. Sa plume ne le quitte jamais et il est toujours prêt à croquer ce qu’il voit, auquel il mêle son imagination et son humour. Il a tout de même un intérêt particulier pour les vieillards, les femmes ou encore les mains, que l’on retrouve de façon récurrente dans ses dessins de 1894-1895. Un attrait qui contraste avec l’idéal positif de l'académisme espagnol à l’honneur à cette époque, mais qui s’accorde en revanche à certains travaux de la fin du XIXe siècle de Van Gogh, Munch ou encore James Ensor.

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1 Pierre Cabanne, Le siècle de Picasso. t.I « La naissance du cubisme (1881-1912) », Folio essais, février 1992, p. 49.

Un contexte favorable pour un anticonformiste
Pablo Picasso à l’âge de huit ans avec sa sœur Lola.

Pablo Picasso, à l’âge de huit ans, avec sa sœur Lola.​

© DR

Bien entouré depuis son adolescence

La bande d’Els quatre gats représenté par Ricard Opisso.​

La bande d’Els Quatre Gats, par Ricard Opisso.​

© DR

Bien entouré depuis son adolescence

À 18 ans, il s’installe à Barcelone dans un atelier qu’il partage avec le frère d’un ancien camarade de classe. Depuis son retour, il s’est agrégé à un groupe de jeune peintres, sculpteurs, poètes, journalistes, critiques… qui se rejoignent régulièrement dans un lieu appelé Els Quatre Gats. Un café inspiré directement du cabaret parisien Le Chat noir, que ses fondateurs fréquentaient lors de leur passage à Paris à la fin du XIXe siècle. De ces séjours, l’artiste Santiago Rusiñol rapporta à ses confrères espagnols ce qu’il vit de l’art impressionniste, symbolique, et aussi de la politique anarchiste… l’expression de la révolte en somme. Dans la bande d’Els Quatre Gats, Picasso lie rapidement une amitié forte avec les peintres Carlos Casagemas – qu’il connaît déjà de ses études d’art – et Isidro Nonell. De huit ans son aîné, ce dernier aborde dans ses toiles la vie des pauvres gens et leurs souffrances, qu’il peint d’un trait épais et dans des tons souvent sombres. Frappé de plein fouet par cet univers tourmenté, son cadet ne tarde pas à le copier.

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Il est important de savoir que Pablo Picasso a plusieurs facultés hors du commun : une excellente mémoire, une très forte créativité et bien sûr cette habileté à reproduire ce qui lui passe par la tête. Il analyse les travaux des autres et assimile les techniques utilisées pour produire plusieurs œuvres par jour, parfois dans des styles complètement différents.

Ce labeur apporte beaucoup de maturité à son travail et impressionne ses amis, qui lui organisent, le 1er février 1900, sa première exposition à Els Quatre Gats. Quelques jours plus tard, c’est l’euphorie, une de ses toiles est sélectionnée pour l’Exposition universelle de Paris de la même année. Une occasion qu’il saisit d’aller découvrir la peinture française, dont il a beaucoup entendu parler. C’est avec deux de ses amis barcelonais, Manuel Pallares et Carlos Casagemas, qu’il retrouve à Paris quelques compatriotes, dont Nonell, qui lui prête son atelier montmartrois. Les trois amis sont rapidement épris de la vie de ce quartier, de ses cafés, de ses cirques, de ses fêtes foraines, de ses bordels, mais aussi du « maquis » : un bidonville où vivent ceux qui n’ont pas le sou, les artistes bohèmes et les marginaux. Ils y font la rencontre de modèles féminins, qui posent bientôt pour eux, et Casagemas tombe amoureux de l’une d’entre elles, Germaine Pichot. Mais elle est volage, et l’apprenant, le malheureux sombre dans la dépression et l’alcool. Picasso décide de l’emmener à Malaga, loin de sa maîtresse, pour y passer les fêtes de fin d’année. Mais rapidement Carlos souffre de ne pas voir Germaine et repart pour Paris.

Le maquis de Montmartre en 1890.​ 

Le maquis de Montmartre en 1890.​ 

© DR

Pablo Picasso, Évocation, 1901.
Des bleus au cœur et sur sa palette

Des bleus au cœur
et sur sa palette

 

En février 1901, Picasso est en Espagne quand lui parvient la nouvelle : Casagemas est mort, il s’est suicidé. Lors d’un dîner en ville, désespéré de cet amour à sens unique, il sort une arme et tente de tuer sa maîtresse, puis il retourne l’arme contre lui. Trois mois après ce drame, Pablo est de retour sur Paris. Accablé par le deuil, il retrouve les quartiers qu’il avait fréquentés avec son défunt ami quelques mois auparavant. Sa tristesse est profonde mais il décide tout de même de s’installer au 130 ter, boulevard de Clichy, là où se situait l’atelier de Casagemas. Cependant, il n’a pas fait le voyage pour lui rendre hommage. Il apporte une foison de tableaux pour le vernissage de sa première exposition parisienne, qui a lieu chez le marchand d’art Ambroise Vollard. C’est dans cette galerie qu’il découvre nombre d’œuvres de Cézanne, de Gauguin ou encore de Van Gogh, et cet été-là, inspiré par les toiles qu’il a observées chez Vollard, il peint L’Arlequin accoudé.

 DESCRIPTION D'ŒUVRE : 

 L'Arlequin accoudé (1901) 

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Assis sur une banquette, plongé dans une atmosphère de café à la Degas ou Manet, un Arlequin semble mélancolique, le regard perdu dans le lointain. Picasso accentue le caractère solitaire du personnage de la commedia dell'arte en le représentant seul, comme Cézanne le fit avant lui. Le papier peint floral est, lui, un clin d’œil à La Berceuse de Van Gogh. Si rien ne l’indique, je trouve aisé de voir Casagemas dans cet Arlequin – ici mis en scène avec le visage du Pierrot : une personne romantique victime de l’amour.

Pablo Picasso, L’Arlequin accoudé, 1901.

Pablo Picasso, Évocation, 1901. Paris, musée d’Art moderne.

Musée d’Art moderne de la ville de Paris / Julien Vidal © Sucession Picasso, Paris 2018

Peu après, il réalise plusieurs scènes mortuaires de son ami. Une petite toile colorée, La Mort de Casagemas, qui, dans un cadrage serré, présente la tête du défunt dans son cercueil ; et une plus grande dans les tons bleus, Évocation, qui est une mise en scène de l’enterrement et de la montée au ciel du défunt, à la manière du peintre espagnol le Greco – qu’il a découvert bien plus jeune et qui sera une grande source d’inspiration durant sa période bleue. Il lui arrive néanmoins de choisir des sujets plus gais à peindre. Comme à l’automne 1901, où il réalise, dans des couleurs variées, L’Enfant au pigeon, La Mère ou encore La Chambre bleue.

Pablo Picasso, L’Arlequin accoudé, 1901. New York, Metropolitan Art Museum.
Metropolitan Art Museum © Sucession Picasso, Paris 2018

Mais arrivé l’hiver, sa situation se dégrade. Il est pauvre, vit dans le froid et plonge plus profondément dans la dépression. Si les injustices sociales et la misère des autres nourrissait son art depuis sa rencontre avec Isidro Nonell, le voilà désormais rattrapé par ses propres tourments. C’est un autoportrait nimbé d’un bleu profond et glacial qui nous l’indique. Il se représente usé, solitaire et miséreux dans un long manteau sombre. Sur un fond bleu uni, il nous jette un regard profond, dans lequel s’exprime toute sa mélancolie. Il ne comprend toujours pas le geste de son ami, ni comment ses sentiments ont pu le rendre fou à ce point. Hanté par ce que représente la mort, il se questionne sur la raison de vivre, sur l’amour, sur l’adversité ; l’usage du bleu apparaît alors comme le symbole de ses interrogations, mais aussi de sa pauvreté. Car l’économie de couleur dans sa peinture révèle ses soucis pécuniaires. Pour les mêmes raisons, il n’hésite pas à repeindre sur de précédentes toiles – nous découvrons, encore récemment, grâce aux rayons X, des œuvres cachées sous d’autres. En quête de modèles, il déambule la nuit à la rencontre d’alcooliques, de putains, d’aveugles, de mendiants, qu’il observe dans le seul but de les représenter bruts, tels qu’ils sont.

Pablo Picasso, Autoportrait, 1901. Paris, musée Picasso.

RMN-Grand-Palais / Musée national Picasso / Mathieu Rabeau © Sucession Picasso, Paris 2018

Pablo Picasso, Autoportrait, 1901.

Au début de l’année 1902, son père l’aide financièrement à revenir à Barcelone. C’est le début d’une nouvelle période de sa vie, qui durera environ deux ans, jusqu’à son installation définitive à Paris, en avril 1904. Les « bleus de Barcelone » sont différents de ceux de Paris, plus vifs et plus représentatifs de la lumière crue de la ville espagnole. Il peint des êtres accablés, solitaires, des femmes seules ou avec un enfant. Il peint également – chose rare pour cette période – un paysage, La Maison bleue. Il séjournera brièvement à Paris, d’octobre 1902 à janvier 1903. La marchande d’art Berthe Weill, qui organisa deux expositions de lui dans sa galerie au printemps 1902, réitère l’expérience en novembre mais cette fois-ci avec des créations récentes. C’est la première exposition des œuvres de la période bleue. Picasso espère y gagner un peu d’argent, mais, ça ne sera malheureusement pas le cas. Il n’a plus un sou, et ses œuvres ne se vendent pas.

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Depuis son arrivée à Paris, il partage un appartement avec le poète Max Jacob, qu’il a rencontré un an plus tôt. Fauché comme les blés, comme son colocataire, il se refuse pourtant à s’adapter à un quelconque marché ce qui lui permettrait de subvenir à ses besoins. Il laisse, par conséquent, le poète gagner un maigre salaire qu’ils se partagent. Ce sera sans nulle doute la période la plus dure de la vie du peintre. Déprimé par les privations, obsédé par le froid, il produit peu et attend principalement de pouvoir se payer un billet de train pour Barcelone. Ce sera grâce à la vente d’un de ses pastels par Berthe Weill, en janvier 1903, qu’il quittera la France.

Pablo Picasso, Le Vieux Guistariste, 1903.

De ce séjour misérable, il ne veut garder aucune trace. Il n’en parle qu’à son ex-colocataire par courrier. Cette situation l’a fait mûrir et il comprend d’autant plus ceux qui souffrent de la pauvreté et de la solitude, comme les vieillards et les mères. Mais son travail se fait au détriment de ses amis proches qu’il évite pour rester seul à méditer. À cette période, il peint Le Vieux Guitariste, Le Vieux Juif, L’Ascète, Le Ménage de pauvres, Les Misérables au bord de la mer, Desemparats… des toiles au trait plus net, bouleversantes de vérité. Il réalise également L’Étreinte, un pastel aux tons bleus et roses sur lequel figure un couple nu enlacé dans une chambre ; les visages sont cachés, on distingue que la femme est enceinte. De cette scène d’une grande tendresse, Picasso souhaite qu’il se dégage essentiellement une émotion, celle de l’angoisse lié à la naissance d’un enfant. Une préoccupation qui obsède le peintre à cette époque. Qu’est-ce que l’amour et quelle raison sincère peuvent avoir un homme et une femme à être ensemble si ce n’est pour transmettre la vie ? Une question qu’il aborde dans La Vie.

Pablo Picasso, Le Vieux Guistariste, 1903. Chicago, Art Intitute Chicago.

Art Intitute Chicago © Sucession Picasso, Paris 2018

 DESCRIPTION D'ŒUVRE : La Vie (1903) 

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Pour la réalisation de cette peinture, Picasso exécute plusieurs croquis et, au début de 1904, il s'empare d’une des toiles qu’il avait présentées à l’Exposition universelle de Paris de 1900 – Les Derniers Moments –, et peint par-dessus. Dans cette œuvre-rébus tout en nuances de bleus, on distingue quatre éléments : à gauche un couple nu enlacé, à droite une femme habillée portant un nourrisson dans ses bras, et au centre deux tableaux fixés l’un au-dessus de l’autre au mur d’une pièce vide. Sur le tableau du bas est représentée une femme seule en position fœtale (toile qui existe, et sur laquelle avait été peint Le Repas de l’aveugle). Sur celui du dessus, un couple s’étreint, l’homme semble accablé, il est replié sur lui-même et la femme l'entoure de ses bras pour le réconforter. Dans cette pièce vide, le couple nu porte les traits de Casagemas et de Germaine, sans expression – dans les croquis préparatoires, l’homme avait ceux de Picasso. Elle regarde vers le bas, résolue ; lui regarde la femme à l’enfant, vers laquelle sa main semble pointer un doigt crochu. Pas entièrement nu, il porte un cache-sexe, symbole de son impuissance (l’autopsie de Casagemas révéla l’impossibilité pour lui d’avoir un coït). La femme à l’enfant porte une toge blanche qui la couvre jusqu’aux chevilles. Elle regarde le couple, sans émotion. Tous trois sont debout face à face, l’enfant, lui, dort. Ce tableau, au symbolisme le plus lourd de la période bleue, incarne les préoccupations du peintre depuis la mort de son ami.

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Pablo Picasso, La Vie, 1903. Cleveland, The Cleveland Museum of Art.

The Cleveland Museum of Art © Sucession Picasso, Paris 2018

Pablo Picasso, La Vie, 1903.
Un bilan pas tout rose

À cette époque, il va régulièrement, lui et sa bande d’amis, assister à des représentations du cirque Medrano. Que le monde du spectacle et des saltimbanques envahisse ses œuvres semble alors logique. Mais il ne s’agit pas de cirque dans ce qu'il produit, il s’agit de sa jeunesse. N’était-il pas lui-même un Arlequin fragile, sans le sou, malmené par les épreuves de la vie ? Dans La Famille de saltimbanques (1905), il nous présente sa seconde famille, ce cercle d’artistes et autres de ses fréquentations, qu’il peint sur un fond détaché du monde du cirque pour qu’il n’y en ait aucune allusion. Il s’y est même mis en scène de dos, à l’extrême gauche du tableau. On le reconnaît également sous les traits, encore une fois, de l’Arlequin dans Au Lapin Agile (1905). Le regard triste, il est au comptoir et tourne le dos à la femme avec qui il prend un verre. Cette femme, Picasso l’avouera plus tard, c’est Germaine. Ce tableau, avec Les Noces (1905), symbolise la fin de la liaison qu’ils ont nouée après la mort de Casagemas, car elle se marie avec un autre de ses amis.

Pablo Picasso, La Famille de Saltimbanques, 1905.

Pablo Picasso, La Famille de Saltimbanques, 1905. Washington, National Gallery of Art.

National Gallery of Art © Sucession Picasso, Paris 2018

Durant l’été 1905, un ami écrivain de Montmartre, originaire de Hollande, lui propose de passer quelques jours avec lui dans son village natal. Picasso est enchanté par l’idée de changer d’air mais ne peut s’offrir le voyage. Fort heureusement, Max Jacob, ami précieux, remue ciel et terre et réunit la somme nécessaire. Le voilà parti, et cette fois autre part qu’en Espagne ou en France. Là-bas, il est séduit par les femmes aux cheveux blonds, à la peau blanche et aux formes généreuses qu’il rencontre et dessine. Sa vision du nu en est complètement modifiée. Il réalise, à cette période, le tableau La Hollandaise à la coiffe ; un nu à l’esthétique « plus classique », aux couleurs plus chaudes et proches du réel. Dès son retour à Paris, ses recherches artistiques se penchent sur l’analyse de la forme et du volume. Les valeurs plastiques prennent, dès lors, le pas sur les valeurs sensibles. C’est la fin de la période rose, qui, elle-même, avait mit fin à la période bleue. Ces teintes reviendront hanter ses toiles tout au long de sa vie, mais les sujets abordés ne seront plus les mêmes.

Pablo Picasso, La Hollandaise à la coiffe, 1905. Queensland, Queensland Art Gallery.

Queensland Art Gallery © Sucession Picasso, Paris 2018

Pablo Picasso, La Hollandaise à la coiffe, 1905.

Sources :

- Le siècle de Picasso. 1. La naissance du cubisme (1881-1912), de Pierre Cabane (Folio essais)

- Les nombreuses collections en ligne des différents musées mondiaux ayant une ou plusieurs œuvres de Picasso.

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