top of page
Untitled (1971), de la série « Searching Journeys #8 », de Daido Moriyama.

 Moriyama – 

 Tomatsu : Tokyo 

Untitled (1971), de la série « Searching Journeys #8 », de Daido Moriyama.

© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery

Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon est occupé par l’armée américaine. Le pays est ravagé et nombre de Japonais n’ont plus rien. C’est dans ces conditions extrêmes qu’émergent deux photographes aux idées et aux styles novateurs, Shomei Tomatsu et Daido Moriyama. La Maison Européenne de la Photographie (Paris, 4e) vous propose une exposition, conçue par ces deux photographes, autour de leurs travaux sur la capitale japonaise.

 
 
Goten (1880 ?), de Felice Beato et/ou Raimund von Stillfried-Ratenicz

Importée par les Européens, la colorisation des clichés est une technique assimilée et réutilisée avec une grande maîtrise.

© BnF, département des Cartes et Plans, Société de géographie, Sg Wd 232 (328)

Les photographes japonais se sont longtemps inspirés de leurs confrères étrangers pour faire évoluer leur pratique. Que ce soit pour maîtriser la technique de colorisation des clichés au XIXe siècle, pour s’essayer au pictorialisme au début du XXe, pour documenter par le photojournalisme ou pour diffuser une idéologie par les livres de photographie de propagande pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais les choses changent en 1945, alors que le Japon voit son territoire et ce qui lui est propre voler en éclats sous les bombardements américains. Ce qui comprend le traumatisme provoqué par le feu atomique à Hiroshima et à Nagasaki. Sa reconstruction se fait sous la tutelle et l’occupation américaines, ce qui est mal vécu par une population japonaise exsangue, qui perd petit à petit ses traditions au profit d’une américanisation forcée. L’agacement se transforme, à la fin des années 1960, en révolte à cause de décisions politiques complaisantes envers « l’envahisseur ».

​

Cette suite d’événements radicaux est propice à l’expression artistique, et la photographie se révèle être le médium idéal pour cette période chaotique. Pas cher, intuitif, flexible, rapide à exécuter, facilement transportable, qui plus est dans un pays qui produit du matériel photographique. Mais il est hors de question que perdurent des styles tombés en désuétude, il faut instaurer un nouveau langage photographique. La série s’y prête plus que l’image unique, et l’édition permet de développer son idée de façon multiple. Dès son arrivée à Tokyo en 1954, Shomei Tomatsu rompt avec la neutralité du style documentaire et instille, dans ses clichés, son point de vue sur la présence des troupes américaines. Âgé de 24 ans, il devient le chroniqueur d’une société en pleine mutation, et la singularité de son travail lui vaut, en quelques années, de devenir une figure majeure de la photographie japonaise contemporaine. Ce qui décide Daido Moriyama, 23 ans, à faire le voyage jusqu’à la capitale japonaise pour le rencontrer et tenter de devenir son apprenti. D’abord influencé, il se forge rapidement une opinion différente de celle de Tomatsu sur la manière d’aborder la photographie. Inspiré par des œuvres littéraires et artistiques nouvelles, son travail connaît bientôt un fort retentissement. Mais si ce langage visuel ne se heurte pas à la barrière de la langue, il nécessite tout de même de connaître certains symboles propres à l’histoire et aux traditions du pays. Remontons un peu le temps, pour mieux les appréhender et apprécier le travail de ces deux photographes.

Tel est pris qui croyait prendre

Tokyo n'est plus qu’un vaste champ de ruines après les bombardements du 10 mars 1945.

© DR

Le général Douglas MacArthur à l'aéroport d'Atsugi le 30 août 1945.

Le 30 août 1945, le général Douglas MacArthur arrive à l'aéroport d'Atsugi. Il gouverne alors le Japon par l'intermédiaire de l'administration de l'empereur Hirohito.

© US Army

Tokyo dévasté après les bombardements de 1945.

Lancée à partir de 1931 dans une conquête de territoire – ce qui, pour la population, était une mission civilisatrice –, l’armée impériale japonaise envahit une grande partie de la région côtière de la Chine, et de l’Indochine. L’été 1940, après cette dernière invasion, les Américains imposent un embargo sur le pétrole à un Japon très dépendant (ses importations s’élèvent alors à 80 %). Pour ne pas que leur flotte et leur aviation soient neutralisées, ils lancent, le 7 décembre 1941, une attaque simultanée sur l’Asie du Sud-Est, les Philippines, l’Indonésie et plusieurs îles du Pacifique. Dès lors, les troupes japonaises progressent rapidement et s’emparent de nombreux territoires riches en pétrole et autres matières premières.

​

À partir de 1942, au Japon, l’aviation américaine entame une campagne de bombardement stratégique dévastatrice qui, trois ans plus tard, prend une ampleur folle. Avant que soient larguées, les 6 et 9 août 1945, les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, il ne reste plus que 10 villes de moins de 100 000 habitants encore debout. La plupart des grandes agglomérations ayant été réduites en cendres. Soit 66 villes détruites partiellement ou presque entièrement. Le 8 août, vent de panique, les Soviétiques déclarent la guerre aux Japonais, et envahissent le lendemain la Mandchourie. Mais le Japon ne renonce pas. Deux jours plus tard, acculé, il capitule. La reddition formelle est signée le 2 septembre 1945.

L’archipel n’est plus occupé que par des troupes militaires américaines – l’URSS est mise à l’écart – et est placé sous le commandement suprême des forces alliées incarnées en la personne du général Douglas MacArthur, chargé d’installer la démocratie et de moderniser le pays, entre autres missions. Après ces longues années de guerre, le pays affronte une situation sociale catastrophique, beaucoup de gens n’ont plus d’endroit où vivre, plus d’emploi, et meurent de faim. Tout est à reconstruire, que ce soit les villes ou, plus largement, la politique de l’empereur.

Pour un langage à venir

Pour le pays, la période post-Seconde Guerre mondiale est jalonnée de grands bouleversements structurels, politiques, économiques, sociaux, culturels… Le Japon doit renaître de ses cendres, mais selon les conditions des Alliés et sous la tutelle des Américains. Le jeune Shomei Tomatsu a 15 ans quand la guerre prend fin. Épris de photographie, il est témoin de la pauvreté ambiante et des conditions de vie de ses compatriotes, qu’il saisit dans ses clichés. Il se fait également l’écho de la gronde qui monte contre l’occupation américaine chez certains Japonais. À la signature de la nouvelle Constitution en novembre 1946, le Japon approuve le désarmement militaire du pays ; cinq ans plus tard, avec le traité de sécurité nippo-américain, il accepte d’être défendu par les troupes américaines en cas d'attaque. Celles-ci établissent donc des bases dans l’archipel et y stationnent en nombre. Shomei Tomatsu en fait un sujet à partir de la fin des années 1950. Il nous montre à quoi ressemble la présence des militaires au sein de la population dans les villes, et combien la culture américaine s’est insinuée dans leur culture, bouleversant leurs traditions. Il nous montre également la prostitution des Japonaises, les avions militaires passant à basse altitude, les manifestations contre leur présence, soit autant d'éléments qui nous amènent à ressentir le climat pesant de l'occupation. C'est d'ailleurs le nom qu'il donne à cette série en premier lieu, « Occupation », pour plus tard l'appeler « Chewing Gum and Chocolate ». Une métaphore subtile qui exprime parfaitement son sentiment sur cette tutelle étrangère. Car c’est ce que donnaient les soldats aux enfants sur place, des sucreries addictives et sans valeur nutritionnelle.

Outre la présence des troupes militaires américaine, les Japonais vivent désormais entourés par la culture occidentale. 

Untitled (1959), de la serie Chewing Gum and Chocolate, de Shomei Tomatsu.

© Shomei Tomatsu - INTERFACE

Untitled (1959), de la serie Chewing Gum and Chocolate.

À cette époque, les photographes réalisent des travaux à l'opposé de ce qui se faisait avant et pendant la guerre. Tout bonnement car il leur est désormais inconcevable de faire perdurer l'esthétique enjôleuse et poétique du pictorialisme ou encore le photojournalisme factuel et neutre, en complète inadéquation avec la situation chaotique d’alors. C’est d’ailleurs avec ces réflexions en tête que Tomatsu entreprend le médium et le promeut. Jouant de la richesse et de la puissance de la symbolique, il parvient à exprimer bien plus que ce qui est représenté sur ses photos. En 1959, âgé de 29 ans, il se joint aux photographes Ikko Narahara, Kikuji Kawada, Eikoh Hosoe, Akira Sato et Akira Tanno pour former l'agence VIVO, calquée sur la prestigieuse coopérative Magnum – fondée douze ans plus tôt à Paris par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger et David Seymour. Ils se partagent des bureaux, un laboratoire photo commun, et sont épaulés par un agent. Malgré une courte existence de deux ans, ce collectif a une très grande influence sur la photographie japonaise d'après-guerre, autant par la qualité de ses travaux que par ses réflexions et ses théories sur le médium.

Rompre avec le passé

 

Cette génération de photographes désacralise le tirage photographique. Contrairement aux générations précédentes, il n'est plus pour eux qu'un simple élément de contrôle. L'aboutissement de leurs travaux se trouve désormais dans la publication de séquences d’images agencées. Ils puisent leurs inspirations dans les livres de photographies les plus novateurs de l’Occident depuis le début de ce siècle. Des ouvrages comme « American Photographs » (1938), de Walker Evans ; « Life is good and good for you in New York : trance witness revel » (1956), de William Klein ; « Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés » (1956), d’Ed Van der Elsken ; « Les Américains » (1958), de Robert Frank. Tous ont en commun d’utiliser le livre pour construire une structure narrative, un document qui implique leurs visions. Une réflexion plus artistique, à l'opposé du style documentaire.

​

Ken Domon, photographe connu pour sa participation pendant la Seconde Guerre mondiale à la revue de propagande « Nippon », propose à Shomei Tomatsu, en 1961, de collaborer à la réalisation d’un livre sur Hiroshima, Nagasaki et les effets des bombardements nucléaires. Intitulé « Hiroshima-Nagasaki Document 1961 » (1961), celui-ci présente 92 photos en noir et blanc, dont 71 de Tomatsu, accompagnées de textes du conseil japonais contre les bombes A et H relatant les faits. Le travail sur l’émotion et le symbole dans les clichés de Tomatsu perd alors, dans ce contexte, de son potentiel.

11:02 Nagasaki (ouvert), de Shomei Tomatsu.
11:02 Nagasaki, de Shomei Tomatsu.

L'ouvrage 11:02 Nagasaki, de Shomei Tomatsu.

© Shomei Tomatsu - INTERFACE

Déçu, il réutilise cinq ans plus tard  ses images dans une longue séquence pour son ouvrage « 11:02 Nagasaki ». La couverture donne tout de suite le ton, avec la photo du cadran d’une montre retrouvée parmi les décombres. Les aiguilles de celle-ci se sont arrêtées sur 11h2, à l’image des vies de nombreuses victimes après l’explosion de la bombe à cette heure précise. Les pages intérieures nous font découvrir des cicatrices de rescapés en plans serrés, des statues amputées, la ville après l’événement, ou encore une bouteille de bière déformée par l’onde de chaleur qui suivit l’explosion. Cette dernière photo, à l’esthétique brutale, apparaît en pleine page et semble nous montrer un organe au milieu de flammes. Un bel exemple du pouvoir métaphorique très puissant dont le photographe sait faire preuve. Il aura fallu attendre la fin de l’occupation américaine, le 28 avril 1952, jour de la mise en application du traité de San Francisco (1951), pour que soit levée la censure américaine sur le bombardement d’Hiroshima et Nagasaki, et que soient publiés des livres (non clandestins) sur le sujet.

​

En 1961, alors même que VIVO vit ses derniers instants, Shomei Tomatsu fait la connaissance d’un jeune homme de 23 ans, fraîchement arrivé à Tokyo pour intégrer l’agence. Malgré la situation, il parvient à se rapprocher de ce cercle de photographes et particulièrement de Tomatsu, dont il admire le travail. Ce jeune homme n’est autre que Daido Moriyama et, à cette époque, il ne pratique pour ainsi dire pas réellement la photographie. À mesure qu’il prend possession du médium, il développe – comme nous allons le voir – une conception personnelle à l’opposé de celui qu’il admire.

Untitled (1969), de la serie Protest, Tokyo, de Shomei Tomatsu.

Comparés aux autres «mai 68» dans le monde, la contestation étudiante au Japon est celle qui a duré le plus longtemps et qui a le plus fédéré. Untitled (1969), de la serie Protest, Tokyo, de Shomei Tomatsu.

© Shomei Tomatsu - INTERFACE

Premier tome de la revue Provoke.

Premier tome de la revue Provoke.

Midnight Accident, Tokyo (1969), de Daido Moriyama.

© 2021 Daido Moriyama

Untitled (1972), de la série « Farewell Photography », de Daido Moriyama.

© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery

Une révolution née dans la révolte

 

Malgré la croissance économique du pays, les tensions montent au cours des années 1960. Différents mouvements de protestation populaire et estudiantine dénoncent l’occupation américaine, la guerre en cours au Vietnam et la coopération du Japon dans l’effort de guerre contre le développement du communisme en Asie. Ces dissentiments se matérialisent en 1968-1969 et donnent lieu à des affrontements violents avec les forces de l’ordre. Inspirés par la contestation des étudiants et la littérature d’avant-garde, les écrivains Takuma Nakahira et Koji Taki, passionnés de photographie, forment le groupe Provoke, avec pour objectif principal de créer un langage visuel qui dépasserait les limites de l’écriture. Accompagnés du poète Takahido Okada et du photographe Yutaka Takanashi, plus tard rejoints par Daido Moriyama, ils publient une revue du même nom qui fait la part belle à leur passion. Dans leurs images, ils s’évertuent à se détacher de l’aspect documentaire en éliminant tout ce qui s’apparente à de l’information, du témoignage ou du récit, afin de démontrer que la photographie peut stimuler la réflexion. Des clichés en noir et blanc de paysages urbains non identifiables, plombés au point de paraître humides, aux formes vibrantes et floues, s’éloignant le plus possible de l’imagerie publique de l’époque. Certains d'entre eux, comme Moriyama, iront jusqu'à utiliser une photocopieuse ou des pellicules bon marché pour accentuer l'esthétique déstructurée de leurs photographies. Seuls trois numéros de « Provoke » sont édités de 1968 à 1969, et ce, dans des quantités qui ne dépassent pas les 1000 exemplaires.

​

Avant d’intégrer « Provoke », Moriyama publie, en 1968, son premier ouvrage, qu’il intitule « Le Japon - un théâtre en photographie ». Une série dans laquelle se succèdent des prises de vue d’acteurs, de gens ordinaires et de scènes de vie saisies à Tokyo. Des sujets qui n’ont pas de liens, car le but ici est de questionner le médium. Quelle est la part de réalité dans un cliché ? Qu’est-ce qui est dans le champ, et hors champ ? Qu’est-il arrivé après ce que nous voyons de ces images ? Autant de questions qui hanteront sa carrière. Dans ce livre, il est déjà possible de sentir ceux qui inspirent son style, entre autres William Klein, Andy Warhol pour ce qui touche au domaine artistique, ou les ouvrages de Jack Kerouac pour ce qui est de certains de ses sujets.

​

L’année suivante, également attiré par Shinjuku, ce quartier où se développe la contre-culture japonaise, très présent dans les photographies de Daido Moriyama, Shomei Tomatsu décide d’en faire le sujet principal de son livre « OO ! Shinjuku ». C’est un secteur particulier de la capitale japonaise. Après les bombardements sur Tokyo du 10 mars 1945 par les Américains, l’un des raids aériens les plus meurtriers de tous les temps et peut-être aussi l’un des plus destructeurs, seuls quelques bâtiments tenaient encore debout. Dont la gare de Shinjuku (l’une des plus grandes au monde), qui va très rapidement devenir le centre névralgique où acheter à manger, s’habiller, boire un verre, se divertir… tout faire. Le marché noir s’y développe, mais également des clubs de strip-tease et la prostitution (avant que celle-ci soit interdite en 1957). Au cours des années 1960, étudiants et artistes se réunissent dans les cafés du quartier pour parler politique, art, littérature… Dans son ouvrage, Tomatsu nous immerge dans le quotidien de cette jeunesse contestataire qui y vit lors des émeutes de 1968-1969 – qui se déroulent principalement à Shinjuku. Commerce du plaisir, foule dense dans les rues aux abords des grands magasins, affrontements avec les forces de l’ordre, jeunes qui consomment de la drogue… Cette série d’images brutes, pleine d’empathie pour la lutte, se termine par un retour au quotidien. Comme si rien ne s’était passé.

Midnight Accident, Tokyo (1969), de Daido Moriyama.

Cette même année 1969, Moriyama, bien loin des considérations politiques de son confrère, s’inspire de la série « Death and Disaster » d’Andy Warhol et photographie, directement sur les journaux, les magazines ou l’écran de télévision, des images d’accidents nocturnes violents qu’il publie pendant un an dans le magazine mensuel « Asahi Camera ». « Le contraste entre la vie et la mort des personnes et des objets » dira-t-il. Dans cette série, il n’est plus l’auteur des photographies, il les reproduit, les recadre, pour enfin se les approprier. Il restitue ainsi son expérience quotidienne de la violence des médias. Cette réflexion sur le médium photographique incita Takuma Nakahira à lui demander de participer à la revue « Provoke ».

​

Trois ans plus tard, fort des théories échangées au sein de la revue, il se pose de nombreuses questions sur la photographie et la pratique qu’il en fait. Il rejette peu à peu ce qui est considéré comme la « bonne » technique d’utilisation de l’appareil photo afin de repousser les limites de ce qu’il est possible d’obtenir en termes d’image. Dans une séquence menée tambour battant à l’esthétique toujours plus tumultueuse, dans laquelle il insère parmi les siens, des clichés de ses confrères, récupérés sur le sol du labo ou dans la corbeille. Flous, abîmés ou parfois tachés. L’ensemble devient un livre des plus osé, « Shashin yo Sayonara – Bye bye Photography » (1972), mais au lieu de déconstruire la photographie, c’est sa pratique qu’il déconstruit, pour finalement rester marqué par ce travail. Il ne croit plus en la photographie. Il cesse d’ailleurs de photographier de 1979 à 1982, et, lorsqu’il reprend, c’est pour asseoir un style qui deviendra sa signature, le noir et blanc au contraste tranché. Cette même année 1982, il publie « Light and shadow », une succession d’images aux sujets tous différents mais avec une même tonalité sévère, libérées de toutes objectivités. Ce qui importe n’est pas ce qui est photographié mais le rapport entre le noir et le blanc, l’ombre et la lumière. Les livres de photographie de cette époque étaient bien souvent imprimés en héliogravure, un procédé d’impression où l’encre utilisée permet une forte densité de noir. « Le Japon - un théâtre en photographie » est, lui, imprimé en offset, ce qui donne un aspect plus terne aux images et déçoit Moriyama. La mise en page a également son importance pour donner un certain rythme à la lecture. Cet ensemble permet au photographe de préserver le sentiment qu’il a voulu inscrire au sein de ses ouvrages. Ce dernier, tout comme Shomei Tomatsu, a jeté un pavé dans la mare de la photographie japonaise – comme internationale – avec leurs publications et leurs participations à des revues spécialisées. Et les cercles concentriques consécutifs à ce choc se sont développés pendant de nombreuses années.

Untitled (1972), de la série « Farewell Photography », de Daido Moriyama.

C’est donc un changement radical qui s'opère dans le monde de la photographie japonaise après la Seconde Guerre mondiale. Shomei Tomatsu fut un des acteurs de ce changement, par son envie de s’éloigner du photojournalisme afin d’y inclure un sentiment profond propre au Japon contemporain. Son travail inspirera le jeune Daido Moriyama, qui, finalement, abordera la photographie à la manière de l’écriture automatique et questionnera le médium lui-même. Mais ils ne sont pas les seuls grands photographes de cette époque. Le conservateur pour la photographie au musée d’Art moderne de New York (MoMA), John Szarkowski, l’a bien senti et, en 1974, accompagné du co-comissaire d’exposition Shoji Yamagishi, il monte l’exposition « New Japanese photography » (« La nouvelle photographie japonaise »). Ils mettent en avant des courtes séries de Ken Domon, Ikko Narahara, Daido Moriyama, Hiromi Tsuchida, Masahisa Fukase, Ishimoto Yasuhiro, Masatoshi Naitoh, Eikoe Hosoe, Bishin Jumonji, Shigeru Tamura, Tetsuya Ichimura, Kikuji Kawada et Shomei Tomatsu. Une présentation assez vaste de différents langages alternatifs, en plus de ceux de Moriyama et Tomatsu. Tous sont très peu connus en dehors du Japon en 1974, mais cette exposition a un fort retentissement aux État-Unis, en Europe et au-delà. Malgré cela, de nos jours, la plupart de ses noms restent surtout connus dans leur pays. D’autres noms s’y sont ajoutés, comme Nobuyoshi Araki, Hiroshi Sugimoto, Sakiko Nomura, Daisuke Yokota et bien d’autres. Cette scène à part explore toujours le potentiel du médium photographique, et l’édition y a toujours une place privilégiée. De quoi inspirer, à leur tour, les photographes occidentaux.

Sources :

– In Another Light. Danish Painting in The Nineteenth Century, de Patricia G. Berman (Thames & Hudson) ;

Le livre de photographies : une histoire (volume 1), de Martin Parr et Gerry Badger (Phaidon) ;

Les livres de photographies japonais des années 1960 et 1970, de Ryuichi Kaneko et Ivan Vartanian (Seuil) ;

Ce n’est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler, de Ward Hayes Wilson (Slate) : https://www.slate.fr/story/73421/bombe-atomique-staline-japon-capituler

bottom of page