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Sitzende Frau mit Holzplastik (1912), de Ernst Ludwig Kirchner.

Kirchner and Nolde :
Expressionism. Colonialism

Sitzende Frau mit Holzplastik (1912), de Ernst Ludwig Kirchner.

© Virginia Museum of Fine Arts

Oscar Wilde a dit : « Le seul devoir que nous avons envers l’Histoire est de la réécrire. » Une action en cours depuis le XXIe siècle concernant le récit de l’histoire de la colonisation. Mais qu’en est-il du legs du colonialisme dans l’art du XXe siècle ? Tel est le sujet de l’exposition « Kirchner and Nolde : Expressionism. colonialism » qui sera montrée à trois endroits, au Statens Museum for Kunst (Copenhague), au Stedelijk Museum (Amsterdam) et au Brücke-Museum (Berlin).

 
 
Affiche de l'exposition « Exhibition, l'invention du sauvage » (Paris, 2012)

Affiche de l'exposition « Exhibition, l'invention du sauvage » (Paris, 2012)

Au XVIIIe siècle, des naturalistes (spécialistes de zoologie et amateurs de sciences naturelles) mettent au point des outils pour mesurer les parties du corps humain. Ils les utilisent sur différentes populations humaines, comme cela se faisait auparavant sur les animaux, pour les hiérarchiser selon des critères physiques liés à la « race ». Par exemple, les Noirs sont dit fainéants, et moins intelligents que les Blancs. Cette « science » corrobore alors la pensée, déjà établie depuis le XVe siècle, qui voudrait que les Européens soient supérieurs aux non-Européens, ce qui justifiera, au XIXe siècle, l’expansion coloniale. Mais encore faut-il le faire accepter à la population occidentale. Pour ce faire, les grandes puissances occidentales ont imposé une représentation déformée de l’Orient, et ont fait croire à une mission humanitaire qui aurait pour but d’aider des populations sanguinaires, culturellement inférieures, aux mœurs barbares, qui, sans le savoir, vont vers leur perte. Exhibés dans des grandes villes européennes lors d’expositions universelles ou coloniales, dans des foires, des cirques, des théâtres, des zoos… les peuples colonisés ont été mis en scène pour appuyer ce que la « science » démontrait.

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Le legs de cette doctrine coloniale, véritable propagande, se retrouve dans la culture et la croyance populaires, dans la façon dont est racontée l’Histoire coloniale, ou encore dans l’art et son histoire. Plusieurs expositions, comme « Le Noir du Blanc » (Bruxelles, 1991), « Unpacking Europe » (Rotterdam, 2001), « Exhibition, l’invention du sauvage » (Paris, 2012), ont tenté de mettre en avant l’hybridation des cultures, de déconstruire les stéréotypes et les mythes racialistes. Mais qu'en est-il de la présentation des artistes, et des œuvres réalisées pendant cette période, dans les musées ? Car l’art est souvent le reflet du contexte dans lequel il a été réalisé. Pour autant le contexte reflète la personnalité et la volonté de l’artiste ? Comment prendre le recul nécessaire face à certains travaux ? Comment aborder la médiation sur ce type de sujet ? Tout un ensemble de questions auxquelles l’exposition « Kirchner and Nolde : Expressionism. Colonialism » tente de répondre, en se concentrant sur les années de 1908 à 1918. Commençons par une introduction de la situation de l’Allemagne à l’époque.

Une Europe dévoratrice

Caricature de la Conférence de Berlin (1884-1885). Journal l'Illustration (1885).

Caricature française d‘Otto von Bismarck divisant l'Afrique comme un gâteau lors de la Conférence de Berlin (1884-1885). Réalisée pour le journal l'Illustration en 1885.

© Collection Kharbine-Tapabor

Les peintres de Die Brücke en 1925. Debout de droite à gauche : Karl Schmidt-Rotluff, Erich Heckel, Ernst Ludwig Kirchner. Assis, le peintre Otto Mueller qui les rejoint en 1910.
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Eine Künstlergemeinschaft, Die Maler der Brucke (1925/26), de Ernst Ludwig Kirchner
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© Museum Ludwig, Cologne

Eine Künstlergemeinschaft, Die Maler der Brucke (1925/26), de Ernst Ludwig Kirchner.

De nombreuses innovations sont faites en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle. Elles vont rapidement bousculer la production des secteurs du textile, de la sidérurgie et des transports. C’est la révolution industrielle. Et celle-ci nécessite beaucoup de matières premières, surtout de celles que l’on trouve en Amérique, en Asie ou encore en Afrique. D’autres grands pays européens vont suivre le modèle anglais et éprouver les mêmes besoins. Les puissants européens légitiment alors leur droit à coloniser ces continents en arguant que ces ressources ne sont pas correctement exploitées par les peuples qui les possèdent. Il faut dorénavant convaincre le peuple européen des bienfaits de cette conquête. Et pour cela toute une doctrine sur les races, accompagnée d'études « scientifiques », vient asseoir l'idée que l'humain blanc est supérieur aux humains d'une couleur de peau différente.

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Du côté allemand, au cours des années 1870, le nouvel empire d’Otto von Bismarck est, comparé aux autres puissances européennes, en retard sur la colonisation. Son empire est sa priorité. Il met tout de même en place, en 1884, un système de protectorat pour des possessions allemandes privées en Afrique – principalement sur les régions côtières. La même année, il organise la conférence de Berlin (1884-1885) afin d’établir, avec les grands empires européens, des règles de colonisation de l’Afrique. Mais il est alors contraint, pour rester dans la course industrielle, de conquérir des territoires étrangers, comme les autres. À l’apogée de son empire, l’Allemagne a colonisé l’Afrique du Sud-Ouest (l’actuel Namibie, le Togo et le Cameroun), l’Afrique de l’Est (la Tanzanie, le Rwanda, le Burundi) et le Pacifique (une partie de la Nouvelle-Guinée, l’archipel des Samoa, les îles Mariannes). Toute résistance a été matée dans le sang, l’exploitation des ressources est mise en place, les colonisés ne sont pour ainsi dire plus chez eux. En Europe, la mutation qui s'opère dans certaines grandes villes qui s'industrialisent inquiète quelques artistes qui se mettent en quête d’une alternative à ce changement. Jean-Jacques Rousseau disait : « L'homme naît bon, c'est la société qui le corrompt », et si le colonialisme dit que les colonisés sont des sauvages, alors il y a peut-être une réponse chez ces personnes non corrompues. Pourquoi ne pas revenir à un temps où l'aliénation du monde moderne n'a pas influé sur l'humain ? Une question que se pose le groupe d'artistes bohèmes allemands, Die Brücke (« le pont »), qui s'initie à un retour à la nature, au « primitif », à partir de 1905. Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Erich Heckel et Karl Schmidt-Rottluff, les quatre fondateurs de ce collectif à la genèse de l'expressionnisme allemand, explorent la nudité et la sexualité libre (dans la nature ou chez eux). Ils s’inspirent, dans leurs travaux, de l'ancien et du moderne. D'Albrecht Dürer, de Matthias Grünewald, de Lucas Cranach l'Ancien, et de Vincent Van Gogh, Henri Matisse ou encore Edvard Munch. Dans des formes d'expression allant de la gravure à la peinture dans un style dit « primitif », mais aussi incluant la sculpture. Ils cherchent à transmettre une émotion authentique, loin des tendances académiques, en utilisant des formes simplifiées, associées à des couleurs tranchées parfois très vives.

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En 1906, ils rencontrent Emil Nolde, qui expose quelques-unes de ses œuvres dans des tons vifs proches des leurs. Karl Schmidt-Rottluff, enthousiasmé, l'invite peu après à se joindre à eux. Mais ses opinions diffèrent de celles du groupe et il les quitte un an après.

À cette époque, la pensée coloniale est répandue dans la société allemande. Les musées disposent de grandes collections d’objets rapportés des colonies ; des expositions présentent ces objets dans des tentatives de théorisation raciale ; des zoos humains mettent en scène de nombreuses cultures étrangères, d’une manière qui appuie la doctrine colonialiste… Il est difficile de savoir comment tout cela a influencé les artistes. Cela a-t-il exacerbé un racisme latent, ou développé un appétit pour les cultures étrangères ? Étudions les cas d’Emil Nolde et d’Ernst Ludwig Kirchner.

Deux salles, deux ambiances

Palmen am Meer (1914), de Emil Nolde.

© Nolde Foundation Seebüll

Pfingsten (1909), de Emil Nolde

Pfingsten (1909), de Emil Nolde.

© Nolde Foundation Seebüll

Mutter und Knabe (1914), de Emil Nolde.

Mutter und Knabe (1914), de Emil Nolde.

© Nolde Foundation Seebüll

Jupuallo (1913-14), de Emil Nolde

Jupuallo (1913-14), de Emil Nolde.

© Nolde Foundation Seebüll

Palmen am Meer (1914), de Emil Nolde.
Sur les traces de Paul Gauguin

 

Durant sa vie d’artiste, Emil Nolde peine à être apprécié. Il accepte peu la critique, ce qui lui vaut quelques mésententes. Il quitte, en 1907, comme vu au chapitre précédent, le groupe Die Brücke à cause de divergences d’opinions. L’année suivante, il rejoint la Sécession berlinoise, un groupe d’artistes qui, comme le Salon des refusés à Paris au XIXe siècle, s’oppose à l'académisme de l’officiel Salon annuel de Berlin et monte son salon officieux. En 1909, alors qu’il se remet d’une faible santé due à l'absorption d’eau non potable, il peint ses premiers tableaux religieux, un thème qui lui est cher. Pour l’exposition de la Sécession berlinoise de l’année suivante, il propose son interprétation de la Pentecôte. Le président du groupe, Max Liebermann, lui répond par courrier que sa toile est refusée – l’expressionnisme n’étant pas sa tasse de thé. Une décision qui rend fou de rage Nolde, qui lui fait réponse et rend public l’affaire en publiant dans un journal ce qu’il pense de Libermann. Grosso modo, qu’il est un réactionnaire qui empêcherait la jeune génération – il a soixante-trois ans et Nolde en a vingt de moins – de devenir ce qu’elle doit devenir. Le groupe vote pour son exclusion, sauf Libermann, blessé mais professionnel. Nolde en fait une affaire personnelle. C’est, pour lui, un complot. Le monde de l’art grouille de Juifs, dont le président de la Sécession berlinoise, et ces derniers tentent de nuire à l’évolution de l’art allemand. Il forme avec d’autres artistes la Nouvelle Sécession berlinoise, que rejoignent certains membres de Die Brücke, et se fait exclure du premier groupe.

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Dans sa production artistique, d’autres sujets comme la danse ou les cultures exotiques, qu’il étudie dans les collections des musées ethnologiques, captent son attention. Il réalise de nombreux croquis et des toiles comme Exotische Figuren (1912), une nature morte composée de deux figurines africaines qu'il semble avoir voulu rendre humaines. Ces nombreuses découvertes le persuade qu'entouré de paysages époustouflants son art ne pourra que s’épanouir. Il veut voyager, voir ces contrées, voir le « sauvage » dans son habitat naturel. Par chance, en 1913, une expédition médicale-démographique dans le Pacifique est organisée par l’office impériale aux Colonies. Lui et sa femme Ada se joignent à ces experts médicaux qui partent pour étudier la baisse de natalité dans la population autochtone. Ils passent par Moscou, la Sibérie, la Corée, le Japon et la Chine pour arriver en Nouvelle-Guinée. Le couple se mêle aux populations locales, lui dessine et peint, elle prend des photographies. Sur l’île, ils déplorent la manière dont les colons traitent les personnes colonisées mais profitent du système et de leur position.

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Pour Emil Nolde, ce sont des « humains de la préhistoire », des maillons de l’évolution de l’être humain en voie d’extinction, ils ne sont pas civilisés. Il les représente d’ailleurs principalement dans la nature, comme on représenterait un animal dans son milieu naturel. On remarque dans Mutter und Knabe (1914), un portrait d'une mère assise étreignant son enfant debout, que la couleur de peau de cette femme se fond avec celles du paysage arboré. Le peintre a parfaitement reproduit dans cette toile l'amour de la mère pour son enfant, et la défiance du petit à son endroit. On peut également noter que, dans l'ensemble de ses travaux sur place, il prend soin de ne pas inclure tout ce qui a trait à l'empreinte coloniale (pas de chapeau européen, pas de plantation, pas d'activités liées aux colons), comme s’il passait sous silence ce qui s’y passe. Mais les photographies de sa femme et des médecins sont prises de la même manière. Était-ce une consigne ?

Le travail d’Emil Nolde s’approche quelque peu de l’étude anthropologique. Toujours avec des traits simples, l'utilisation des couleurs pour accentuer l'émotion et un style inspiré par l’art non-européen, il reproduit avec force détails et sans caricature les visages des autochtones. La couleur de leur peau est bien souvent d'une grande précision. L’artiste et sa femme ne resteront que six mois sur place, et durant cette période il réalisera de nombreux croquis, une douzaine d’aquarelles et dix-neuf peintures. Il en peindra d'autres, dès son retour en Allemagne, à partir d’esquisses exécutées sur place. De ce périple, il rapporte une grande collecte d'objets variés qui viennent compléter une collection commencée en 1910. Comme beaucoup de collectionneurs de cette époque, mais aussi de conservateurs de musée, il ne sait dire s'il s'agit d'objets d'art, d'objets cultuels ou encore d'objets usuels, à l’image de la majorité des personnes qui les rapportent et en font commerce.

Rompre avec les conventions

Panama dancers (1910-11), de Ernst Ludwig Kirchner.

© North Carolina Museum of Art, Raleigh / Bequest of W. R. Valentiner

Panama dancers (1910-11), de Ernst Ludwig Kirchner
Schlafende Milli (1911), de Ernst Ludwig Kirchner

Schlafende Milli (1911), de Ernst Ludwig Kirchner.

© Kunsthalle Bremen

Das Soldatenbad (1915), de Ernst Ludwig Kirchner

Das Soldatenbad (1915), de Ernst Ludwig Kirchner.

© Statens Museum for Kunst / Private collection

Contrairement à Paul Gauguin et Emil Nolde, Ernst Ludwig Kirchner n'a pas voyagé outre-Atlantique. Le voyage est venu à lui, tout comme à de nombreux Allemands – et autres Européens –, sous forme de divertissement. Au cours des années 1870, un revendeur d'animaux sauvages, Karl Hagenbeck, a l'idée de mettre en scène des populations exotiques « purement naturelles » pour des visiteurs avides de « curiosités ». Le succès est tel qu'il proposera ce « spectacle » dans d’autres grandes capitales européennes, comme Paris, Londres ou Berlin, avec, en sus, de nouvelles populations à exhiber. Le succès ne tarde pas à faire des envieux et on voit apparaître de nombreuses « exhibitions ethnologiques » dans les zoos, les foires ou encore les expositions universelles. Un phénomène qui appuie les théories anthropologiques – l'Européen civilisé vient observer le « sauvage » venu d'ailleurs –, et l'idée colonialiste de domination, de domestication de l'Autre.

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En 1905, lorsque Ernst Ludwig Kirchner et ses trois camarades d'université fondent Die Brücke, ils sont sur le point de passer leur diplôme d'école d'architecture. À l'inverse d'Emil Nolde, ils n'ont pas une formation artistique, à proprement parler, juste quelques cours de dessin à main levée et d'histoire de l'art. À ses débuts, Kirchner se concentre sur le portrait, le nu et la vie nocturne urbaine. Dans leurs studio, les quatre jeunes artistes font poser des modèles (souvent en mouvement) pour des sessions d'un quart d'heure afin de ne saisir que l'essentiel. Il visite certains des spectacles décrits juste au-dessus, il fréquente également les cirques et cabarets où sont montrées des acrobaties ou des danses, toujours axées sur l'exotisme, toujours interprétées par des non-Européens. Il réalise plusieurs croquis et œuvres en témoignant comme Panamatänzerinnen (1910) où sont représentés des danseurs américains noirs en train de faire le cake-walk, une danse populaire exécutée par des esclaves du sud des États-Unis pour moquer les propriétaires terriens et leur façon coincée de danser souvent une pâtisserie à la main.

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Pour lui, il est important d'étendre son expression artistique en s'inspirant d'une grande variété de cultures différentes, avec des canons qui n’ont rien à envier au style antique grecque. Pour se détacher du style académique, l'artiste copie des objets sculptés qu'il a observés dans les musées ethnologiques ou qu'il a réussi à se procurer, afin de faire sienne une vision artistique et d’en faire sa propre interprétation. Ce que firent également Pablo Picasso en France ou certains impressionnistes avec les estampes japonaises, et bien d'autres avant eux. Inscrit dans la mouvance anti-bourgeoise qui démarre au début du XXe siècle, les Brücke pratiquent le nudisme dans leur studio en commun, à Dresde puis à Berlin. Ils y invitent des artistes de cirque – comme Nelly, Milly et Sam, personnes noires de peau du cirque Schumann (qui sont également modèles nus pour eux) – ou des danseurs (hommes comme femmes) à se produire devant un groupe d’amis restreint. Cet espace dédié à la création est lui-même une œuvre, comme le furent les ateliers de Piet Mondrian, de Pablo Picasso, d'Henri Matisse et de bien d'autres. Ils y peignent des fresques à même les murs, ou les ornent de tissus aux motifs inspirés de cultures variées, peints ou brodés. Ils façonnent leurs meubles et décorent de leurs sculptures ces ateliers, toujours en gardant un rapport entre art et artisanat, embellissement et fonctionnalité. On peut apercevoir ce décor dans le nu Schlafende Milly (1911) ou Sitzende Frau mit Holzplastik (1912), mais c'est sans doute Erich Heckel qui en détaille le mieux les intérieurs dans ses travaux. Les Brücke et leur cercle d'amis passent plusieurs étés bohèmes nus au milieu de la nature en bord de mer ainsi que l’attestent des toiles comme Akte im Strandwald (1913) où l'on voit trois silhouettes étirées, nues, déambuler dans une forêt. Cette façon de présenter les corps, filiformes, tout en verticalité, Kirchner l'a puisée des sculptures africaines qu'il a refaites en bois premièrement, puis adaptées à sa peinture. Comme le fit Amedeo Modigliani avant lui.

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Mais la ville l'intéresse aussi, il la représente tumultueuse, toujours en mouvement, peuplée de personnes quelque peu angoissantes, aux visages comme des masques sculptés dans du bois. Mais l'angoisse monte d'un cran quand il se porte volontaire pour aller au front au début de la Première Guerre mondiale. Il en revient un peu plus d'un an après, réformé à la suite d'un craquage nerveux. Et c'est, dès son retour en 1915, sur un ton similaire qu'il dépeint la guerre. On le voit dans Das Soldatenbad (1915) où sont mis en scène de nombreux jeunes hommes aux visages comparables, nus, en train de se doucher. Seul un soldat en uniforme semble avoir une personnalité propre, les autres sont simplement « laver » de leur identité pour devenir de la chair à canon. Il est traumatisé par cette expérience, terrifié de ne plus retrouver l'artiste qu'il était auparavant. Diagnostiqué dépendant à la drogue et à l'alcool, il fait quantité de séjours en sanatorium mais continue de se rendre à son atelier à Berlin pour créer. Il passe de nombreuses années en Suisse à peindre des paysages montagneux aux couleurs incroyables et a la chance de connaître le succès.

Les grandes puissances européennes qui ont participé à l’expansion coloniale des XIXe et XXe siècles sont sur le chemin de la repentance. Admettre les violences et les crimes perpétrés lors des conquêtes mais aussi lors de la soumission des peuples à l’exploitation de leurs ressources, rendre compte des pillages effectués, réécrire l’Histoire… une entreprise laborieuse. Et certains pays sont plus en avance que d’autres. Le 28 mai dernier, l’Allemagne reconnaissait avoir commis, selon les termes d’aujourd’hui, un génocide contre les populations namibiennes (Herero et Nama) durant la période coloniale – précisément entre 1904 et 1908. Des sculptures en bronze volées lors d’une expédition punitive britannique au Bénin en 1897 doivent être restituées, toujours par l’Allemagne, dans les années à venir.

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Mais comment peut-on changer les mentalités, contrecarrer ce qui reste de la pensée coloniale ? L’art de l’époque participe-t-il à cette entreprise ? Que peut-on penser des artistes occidentaux qui se sont inspirés d’objets venus d’Afrique pour créer des styles en rupture avec ceux en place à l’époque ? Peut-on dire que leurs œuvres font la promotion de la colonisation ? Je ne pense pas. Le colonialisme est une doctrine, une propagande mise en place par les gouvernements pour convaincre l’opinion publique du début du XXe siècle des bienfaits de cette expansion territoriale et de ce qui en découle ou, en résumé, « une mission civilisatrice nécessaire ». Les artistes n’ont pas été « conviés » à participer à celle-ci comme ce fut le cas, par exemple, en URSS, sous Staline, avec le réalisme socialiste, véritable instrument politique encadré par le Parti communiste – tout dissident risquait sa vie. Les travaux réalisés pendant l’ère coloniale sont les témoins de cette histoire et de son contexte, auxquels s’ajoutent la vision et la personnalité de leurs auteurs. Il faut prendre en compte également qu’une révolution artistique est en cours à ce moment-là, que les artistes veulent rompre avec les mouvements en place et qu’ils cherchent de nouvelles façons de s’exprimer plastiquement. Toute inspiration nouvelle est donc bonne à prendre, que ce soit de ce qui est rapporté des colonies ou des découvertes de dessins paléolithiques dans des grottes en Europe et en Afrique. Et si certains y voient de l’appropriation culturelle, alors l’art a du mouron à se faire car l’histoire de l’art est pavée de très nombreux métissages artistiques, et ce depuis ses débuts.

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Comment rendre compte de contextes aussi tentaculaires que la colonisation et le colonialisme dans les collections des musées ? Sur quel ton commenter/critiquer l'ambiguïté de certaines œuvres dans les expositions temporaires ? Pas par le bannissement.

Sources :

Kirchner and Nolde : Expressionism. Colonialism (Hirmer)

Le postcolonialisme, de Nicolas Bancel (Que sais-je ?)

– « Les ateliers de Die Brücke, lieux de fusion de l’art et de la vie », d’Hélène Ivanoff : https://journals.openedition.org/perspective/4421

– « Restitutions : et si on faisait un peu d’histoire... », de Reginald Groux :

https://www.latribunedelart.com/restitutions-et-si-on-faisait-un-peu-d-histoire

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