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Frederiksborg Slot ved Aftenbelysning, de Christen Kobke

 L’Âge d’or de la 

 peinture danoise 

Le château de Frederiksborg au crépuscule (1835), de Christen Købke

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Le XIXe siècle marque la chute de la grande puissance danoise, qui va de défaite en défaite. Et pourtant, malgré une situation économique et politique compliquée, cette période montre un épanouissement culturel sans précédent pour le pays. En se concentrant sur la bourgeoisie de Copenhague, sur la beauté des paysages nationaux ou encore sur eux-mêmes, les artistes ont su vivifier leur nation. Le Petit palais (Paris, 8e) vous propose de découvrir cette peinture nordique peu exposée en France.

 
The Wounded Philoctetes (1775), de Nicolai Abildgaard

Les sujets d'Histoire et de mythologie sont le summum en peinture jusqu'au début du XIXe siècle. The Wounded Philoctetes (1775), de Nicolai Abildgaard

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On aurait tendance à vouloir associer le terme « âge d’or » à une période de paix, de prospérité et d’opulence. La peinture du Siècle d’or néerlandais, par exemple, nous renvoie l’image d’une République qui s’est hissée au rang de première puissance commerciale du monde, d’une population apaisée profitant de son foyer et des plaisirs simples de la vie… mais elle ne rend pas compte des aspects négatifs du XVIIe siècle, comme la pauvreté, la guerre, le travail forcé ou encore le trafic humain. Le cas du Danemark de la première moitié du XIXe siècle est différent. Un royaume au territoire amputé, un pouvoir monarchique vacillant, un commerce maritime compromis, une capitale en partie détruite… le pays vit une crise majeure. Néanmoins, durant les années qui suivent la révolution française de 1789, l’engagement politique et le sentiment démocratique des Danois se renforcent. L’élite culturelle de Copenhague est en effervescence et cette crise ne va faire que de l’exacerber. La peinture de mythologie et d’Histoire, de tradition monarchique, laisse peu à peu place à la peinture de genre, plus personnelle et plus parlante. L’Académie des beaux-arts de Copenhague y joue un rôle central grâce à l’enseignement dépoussiéré de Christoffer Wilhelm Eckersberg et de Johan Ludwig Lund, qui inspirent et encouragent toute une génération d’artistes qui embrassent le romantisme national. Ce mouvement se diffuse au sein de la culture danoise, aidant la nation à redéfinir son identité.

Le siècle où tout a basculé

L'artiste C. A. Lorentzen témoigne de cette nuit terrible dans son œuvre Den rædsomste Nat: Kongens Nytorv under bombardementet natten mellem 4. og 5. september 1807 (1807-1808).

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Den rædsomste Nat, de C. A. Lorentzen

Au début du XIXe siècle, le Danemark jouit d’une situation confortable. Son territoire, nommé le royaume de Danemark-Norvège, comprend alors la Norvège, le Groenland, l’Islande et les îles Féroé. Le pays profite de sa position entre la mer du Nord et la mer Baltique pour devenir une grande puissance maritime, à la tête d’une des plus grandes flottes de l’époque. Le pays s’est enrichi par la colonisation et le commerce aux quatre coins du globe. Frederik VI règne sur l’ensemble du royaume, mais la révolution française de 1789 a fait germer des envies de démocratie dans la bourgeoisie danoise, ce qui a réduit l’influence du monarque. Mais cette superpuissance de l'Atlantique nord subit par deux fois des attaques des Anglais. Neutre dans les conflits qui l’opposent aux Français à la fin du XVIIIe siècle, le port de Copenhague assiste, en 1801, à la destruction de la majeure partie de sa flotte par les Britanniques, qui leur reprochent de ne pas respecter leur blocus et d’approvisionner les troupes françaises.

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Cinq ans plus tard, Napoléon Ier s'impose en Prusse et met en place le Blocus continental pour ruiner la Grande-Bretagne en l'empêchant de commercer avec le reste de l'Europe. Cette manœuvre est bientôt suivie par d’autres pays, par choix ou par soumission. Craignant que la flotte danoise ne tombe aux mains des Français, les Britanniques, pris à la gorge, lancent un ultimatum aux Scandinaves : s'allier ou se déclarer neutre. Un choix que ne peuvent faire les Danois, qui voient, en 1807, leur capitale bombardée et leur flotte capturée – c’est la première fois dans l’histoire des guerres que des civils sont visés pour faire plier l’ennemi. Frederick VI décide de faire alliance avec les Français pour mener une guerre totale contre les Anglais, qui leur imposent dorénavant un blocus maritime. Mais cette alliance, avec la guerre terrestre menée aux côtés de Napoléon Ier, les mène à la faillite en 1813. Et, un an plus tard, le traité de Kiel met fin aux hostilités. Le Danemark perd la Norvège au profit de la Suède, et l'île d'Héligoland au profit de la Grande-Bretagne.

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Avant d'être bombardée, la capitale danoise avait déjà subi deux grands incendies, en 1728 et en 1795. Une partie du patrimoine architectural ancien de la ville et des habitations avait alors été détruite, dont la reconstruction fut faite dans le style néoclassique. Bâtiments aux monumentales façades épurées, boutiques au rez-de-chaussée et habitations aux étages, rues larges qui laissent entrer la lumière et bâtiments d’angle à pans biseautés pour une meilleure circulation – des pompiers notamment. La ville eut plus de difficultés à se relever de l’attaque de 1807, principalement à cause de la crise économique profonde qui frappe le pays et due à l’effort de guerre. Mais ces difficultés n’en seront pas forcément pour tous.

Rien n’est perdu,
tout se transforme

Concernant l’art, Frederick VI poursuit la tradition de son ancêtre Frederik V, qui créa l’Académie royale des beaux-arts du Danemark afin de consolider sa domination absolue, mais aussi de former ses propres artistes et artisans pour qu’ils transmettent le « bon goût ». Les étudiants y sont inscrits entre 10 et 14 ans et initiés en copiant des moulages de plâtre pour, en fin de cursus, travailler d'après des modèles nus masculins. Chaque année, les meilleurs d’entre eux reçoivent des médailles en récompense de leur travail, et la plus haute distinction donne accès à une bourse pour poursuivre son apprentissage hors du pays. Mais, en 1810, quand le jeune artiste Christoffer Wilhelm Eckersberg l’obtient, l’Académie ne dispose pas des fonds nécessaires pour financer son départ. Par chance, le marchand, et mécène, Mendel Levin Nathanson lui offre la possibilité de partir trois ans pour Paris, où il sera l’apprenti de l’artiste néoclassique Jacques-Louis David. Dans son atelier, la peinture est pratiquée à partir de modèles vivants, à la lumière du jour, là où, à Copenhague, cela se fait la nuit, à la lumière artificielle. Ce « détail » sera bientôt à l’origine d’une révolution chez les peintres danois.

Les Escaliers de marbre menant à la Santa Maria in Aracoeli à Rome (1814-1816), de Christoffer Wilhelm Eckersberg.

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Marmortrappen, som fører op til kirken Santa Maria in Aracoeli i Rom, de C. W. Eckersberg
Familien Nathanson, de Christoffer Wilhelm Eckersberg

La famille Nathanson (1818), de Christoffer Wilhelm Eckersberg.

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En 1812, le prince Christian VIII envoie une lettre au sculpteur danois Bertel Thorvaldsen, qui réside à Rome. Il l’informe qu’un académicien vient d’obtenir une bourse pour aller en Italie et lui demande de bien vouloir l’aider à devenir aussi reconnu que lui. C. W. Eckersberg quitte Paris et rejoint le sculpteur dans la capitale italienne. Nourri des enseignements de son maître français, il déambule avec son chevalet et peint la ville telle qu’il la voit. Il se concentre sur les jeux de lumière, la perspective, les cadrages, la composition et les points de vue. Comme dans Les Escaliers de marbre menant à la Santa Maria in Aracoeli à Rome (1814-1816), où la basilique domine un escalier interminable, traçant une diagonale depuis le bas de la toile. Elle se découpe en plusieurs niveaux de profondeur dans lesquels des personnes circulent, une astuce qui lui permet de lier l’architecture ancienne au quotidien des Romains. Ces toiles, qu’il réalise sur place, ont peu d'écho dans son pays, mais elles auront, dans les années 1820-1830, un rôle majeur dans l’élaboration d’une école danoise du paysage. Il honore néanmoins plusieurs commandes de tableaux, notamment pour son mécène, et, de retour à Copenhague, celui-ci lui demande de représenter sa famille dans son foyer, mélange de portrait et de peinture de genre. Cette œuvre, La Famille Nathanson (1818), est le point de départ d’un style de portrait qui est rapidement prisé par la bourgeoisie danoise – et dont je vous parlerai par la suite. Cette même année, l’artiste s’installe avec sa famille à Charlottenborg, où il a été nommé professeur à l’Académie royale des beaux-arts. Il occupe alors, avec l’artiste Johan Ludwig Lund, le poste laissé vacant par son ancien professeur, Nikolaï Abraham Abildgaard, après son décès, en 1809. C’est un choc. L’enseignement n’a pas changé depuis qu’il y a étudié, autant dire que pour lui c’est un retour à la case départ. Il lui est désormais inconcevable de demander à ses élèves, par exemple, de croquer des modèles vivants à la lumière artificielle. Mais après quelques années il réussit, avec l’aide de son collègue, à décaler les séances la journée, dans une salle baignée de lumière naturelle. Pour apporter une touche de nouveauté au programme de sa discipline, C. W. Eckersberg organise, dans son atelier de l’Académie, des séances sur des sujets qui lui semblent être négligés, comme le nu ou la perspective. Il y invite les femmes à venir peindre, bien avant que cela soit autorisé officiellement en 1888, et parvient même à imposer des modèles féminins, en dépit de leur interdiction jusqu’en 1833.

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Il n’hésite pas non plus à bousculer ses apprentis en les emmenant peindre des paysages en plein air, ce qui suscite un regain d’intérêt pour ce thème, quand, au début du XIXe siècle, à l’Académie, les sujets d'histoire sont ceux qui ont le plus de prestige – de tradition monarchique, ils sont récompensés en fin de cursus. Par ordre d'importance suivent le portrait, la représentation animale, le paysage et la nature morte. Mais les tendances évoluent avec le déclin de la monarchie, et la peinture de genre, qui se prête au romantisme national émergent, compte de plus en plus d’adeptes. Pour promouvoir ce renouveau et ceux qui le portent, Eckersberg fonde en 1825, avec, entre autres, J. L. Lund et l’historien de l’art Niels Laurits Høyen, la Kunstforeningen, une « société des beaux-arts » qui commande ou acquiert directement des œuvres et organise des loteries pour les offrir à ses membres. Cette organisation permet ainsi aux artistes de continuer à produire au sein d’une société en pleine crise économique.

Découvrir la beauté de son pays

Østerbro le matin (1836), de Christen Købke.

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Parti af Østerbro i morgenbelysning, de Christen Købke

De gauche à droite :
 

L'École de modèle vivant à l'Académie des beaux-arts de Copenhague (1826), de Wilhelm Bendz.
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Un sculpteur [Christen Christensen] travaillant d'après un modèle vivant dans son atelier (1827), de Wilhelm Bendz.
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Portrait de l'artiste graveur Carl Edvard Sonne (1826), de Ditlev Blunck.
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La Famille Waagepetersen (1830), de Wilhelm Bendz.
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La jeune génération d’artistes s’éloigne peu à peu des courants artistiques étrangers et des sujets littéraires du passé pour explorer des thèmes qui lui sera propres. À l’Académie, en 1826, Wilhelm Bendz rend compte, dans son tableau L'École de modèle vivant à l'Académie des beaux- arts de Copenhague, de l'atmosphère d’un apprentissage en mutation. On y voit un modèle masculin, éclairé artificiellement, poser nu sur une estrade devant des étudiants qui s’exercent au dessin anatomique. Cette œuvre présentant des artistes au travail ouvre la voie à des sujets emblématiques de cette période, comme l’amitié, la camaraderie et l’intimité. Par exemple, cette grande toile du même peintre Un sculpteur [Christen Christensen] travaillant d'après un modèle vivant dans son atelier (1827), où, comme son titre l’indique, un sculpteur est montré en plein travail avec son modèle dans l’intimité de son atelier, avec au mur plusieurs étagères remplies de sculptures. Ou encore le portrait de l’artiste graveur Carl Edvard Sonne que réalise en 1826 Ditlev Blunck, portrait où de nombreux détails nous informent sur les inspirations et les passions du sujet, qui se trouve dans les objets, les esquisses et les tableaux au murs qui l’entourent. Ce principe se retrouve également dans les peintures de familles bourgeoises, en vogue à l’époque, où des portraits des aînés ornant les murs nous indiquent que cette nouvelle classe ne sort pas de nulle part. Un décor narratif nettement visible dans La Famille Waagepetersen (1830), de Wilhelm Bendz. Des intérieurs chaleureux et paisibles qui constituent un paradoxe au vu de la situation chaotique que vit la nation.

Modelskolen på Kunstakademiet, de Wilhelm Bendz
En billedhugger (Christen Christensen) arbejder efter levende model i sit atelier, de Wilhelm Bendz
Kobberstikker C.E. Sonne, de Ditlev Blunck
Familien Waagepetersen, de Wilhelm Bendz
Frederiksborg Slot ved Aftenbelysning, de Christen Kobke

Le château de Frederiksborg au crépuscule (1835), de Christen Købke.

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En gade i Roskilde. I baggrunden domkirken, de Jorgen Roed

Cathédrale de Roskilde en hiver (1836), de Jorgen Roed.

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Et selskab af danske kunstnere i Rom, de Constantin Hansen

Un groupe d'artiste Danois à Rome (1837), de Constantin Hansen.

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Arti af Østerbro i morgenbelysning, de Christen Kobke

Østerbro le matin (1838), de Christen Købke.

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À partir de 1829, l’historien de l’art Niels Laurits Høyen, en mission pour examiner et documenter les bâtiments du Moyen Âge et de la Renaissance du Danemark, organise avec la Kunstforeningen des compétitions de peinture d’architecture. Il souhaite inciter les artistes à représenter le patrimoine national, et par extension intéresser les Danois. Comme ce type de sujet est peu reconnu par l’Académie, il y a peu d’adeptes. Pourtant, trois élèves de C. W. Eckersberg, Constantin Hansen, Jorgen Roed et Christen Købke, saisissent l’occasion. Ils proposent, pour ce concours, des intérieurs de la cathédrale d’Aarhus et de l’église Saint-Bendt, très imprégnés encore du style de leur maître dans le choix des perspectives et des cadrages. D’autres compétitions vont suivre, le thème prend de l’ampleur, et les jeunes peintres développent leur propre touche. Dès lors, ils inscrivent les bâtiments avec plus de distance dans le paysage danois. Comme Le château de Frederiksborg au crépuscule (1835), de Christen Købke, ou Cathédrale de Roskilde en hiver (1836), de Jorgen Roed. Ces deux toiles intègrent des scènes de vie contemporaines dans des constructions appartenant à l’histoire ancienne, à la manière des travaux du jeune C. W. Eckersberg dans la capitale italienne. Et beaucoup des jeunes artistes ayant décroché une bourse à leur sortie de l’Académie voyagent sur les traces de leur ancien professeur.

 

À Rome, certains ont, comme lui, la chance de rencontrer le grand sculpteur danois Bertel Thorvaldsen, autour duquel gravitent artistes, collectionneurs et intellectuels de nationalités différentes. Durant la première moitié du XIXe siècle, beaucoup d’Européens vivent à Rome, dont près de 1200 artistes allemands entre 1814 et 1848. La proximité linguistique et culturelle entre ces derniers et les Danois leur permet d’échanger leurs points de vue et leurs théories sur l’art. Parmi le cercle d’amis de Thorvaldsen, le peintre Joseph Anton Koch transmet aux Danois son goût pour la peinture de paysage, sa vision d’une nature splendide où se manifeste la force des éléments. Ditlev Blunk, Christen Købke, Martinus Rørbye ou encore Constantin Hansen apprennent de ce cosmopolitisme. Et ce dernier semble vouloir nous en faire part dans Un groupe d’artistes Danois à Rome (1837). Sept artistes réunis dans une pièce écoutent l’un d’eux, coiffé d’un fez turc, autour d’un café. Ce dernier revient de Grèce, région ottomane jusqu’au début des années 1830, et raconte à ses confrères ce qu’il y a vu et appris. Ce voyage en Italie leur permet de se confronter aux travaux qu’avait réalisés leur maître à l’occasion de son voyage en 1812.

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De retour au Danemark, ces artistes reportent l’attention prêtée aux détails des paysages romains sur ceux de leur pays. Durant l’été 1836, Christen Købke se pose chaque matin aux abords d’une route pour observer le soleil se lever et les gens aller et venir. Il peint sur une toile grand format – fait rare pour ce type de sujet – Østerbro le matin (1836), un moment de vie baigné d’une lumière douce délicatement rosée. Il s’installe aussi dans son jardin, qui donne sur le lac Sortedam, pour peindre Vue de Dosseringen (1838). Une toile emblématique de cette période où l’on voit deux femmes sur un ponton attendre l’arrivée de plusieurs personnes dans une barque qui approche. On peut y ressentir toute l’influence de la peinture néerlandaise du XVIIIe siècle, dont certaines toiles pouvaient être admirées dans les collections royales. Transformer une scène du quotidien en une toile extraordinaire où chaque élément est en harmonie et embrasse la culture du pays, voilà toute la particularité des paysages de « l’âge d’or ».

Un dolmen à Raklev (1839), de Johan Thomas Lundbye.

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En gravhøj fra oldtiden ved Raklev på Refsnæs, de Johan Thomas Lundbye

Pour la défense de la nation

Vinterlandskab ved Vordingborg, de Johan Christian Dahl

Un dolmen près de Vordingborg en hiver (1829), de Johan Christian Dahl.

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Et tobaksselskab, de Wilhelm Bendz

Le Fumoir (1827-28), de Wilhelm Bendz.

© Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhagen/Ole Haupt

Au cours des années 1830, N. L. Høyen incite les artistes à se soustraire à toute influence étrangère et à célébrer la culture danoise. Mais la peinture se ressent, à la fin de cette décennie, de la situation politique qui divise le pays. Le roi Christian VIII règne, en tant que duc, sur des territoires que le Danemark risque de perdre faute de descendance masculine. La prusse doit alors en hériter, mais le monarque tente tout de même de maintenir ces duchés, la Saxe-Lauenbourg, le Schleswig et le Holstein, sous la coupe du Danemark. Une manœuvre qui amorce un conflit national entre les danophones et les germanophones qui y habitent. Les premiers soutiennent leur roi et souhaitent « dégermaniser » ; les seconds veulent que ces trois duchés forment un État indépendant rattaché à la Confédération germanique. Ces tensions teintent d’une touche nationaliste les travaux artistiques de l’époque, et donnent une signification nouvelle aux symboles de l’histoire danoise présents dans les œuvres. En cela, Un dolmen près de Vordingborg en hiver (1829), commandé à Johan Christian Dahl par le roi du Danemark, est une œuvre clé. L’artiste prend pour motif principal un monument mégalithique funéraire, qu’il baigne dans une ambiance quelque peu mystique. Par ce procédé, il fait des ancêtres et de la mythologie nordique un sujet de fierté.

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Johan Thomas Lundbye suit ses traces et ajoute d’anciens dolmens dans ces peintures de paysages, comme dans Un dolmen à Raklev (1839), où il en fait, lui aussi, le motif principal de sa toile. Le peintre va jusqu’à tricher légèrement dans sa reproduction des paysages pour accentuer sa narration. Il déplace ainsi certains éléments du paysage ou améliore l’état de certaines ruines de monuments nationaux, par exemple.

Ce besoin de revendiquer son appartenance à une nation et à une culture est renforcé par un mouvement révolutionnaire européen qui prend forme dès la chute de Napoléon et la réunion du congrès de Vienne (1814-1815) ; et qui s’est accentué en France en 1830, pour se propager en Europe, de la Pologne à la Belgique en passant par l’Italie. Pour enfin, en 1848, prendre corps sous la forme d’une vague européenne prête à chasser la monarchie au pouvoir. L’année suivante, les révolutionnaires destituent l’absolutisme, en place au Danemark, pour le remplacer par une monarchie constitutionnelle. Pour l’art danois, l’année 1848 est marquée par la mort de trois grands peintres, Johan Thomas Lundbye, Christen Købke et Martinus Rørbye, mais aussi par un autre événement. Dès son accession au pouvoir, en janvier, Frederik VII annexe les trois duchés, ce qui met le feu aux poudres et déclenche une guerre prusso-danoise.

 

Les belligérants sont rapidement sommés par la France, la Russie et la Grande-Bretagne d’y mettre fin, et sont forcés de signer le traité de paix de Malmö le 26 août de la même année. Mais cela ne règle pas le conflit. En janvier 1864, il repart de plus belle, mais cette fois-ci c’est le royaume de Prusse, la Confédération germanique et l’empire d’Autriche qui s’opposent au Danemark. Et cela se solde, en octobre suivant, par la perte des trois duchés pour ce dernier, celui du Schleswig et de Lauenbourg en faveur du roi de Prusse, et celui de Holstein en faveur de l’empereur d’Autriche. Autant de changements qui créent une rupture dans les sujets artistiques. Le nationalisme, qui s’exprimait par l’histoire et la mythologie nordique dans la peinture de paysage, se manifeste désormais par la représentation des coutumes folkloriques danoises et de la ruralité. Motifs qui, pour N. L. Høyen, ne sont pas atteints par les maux de la civilisation moderne. À partir des années 1850-1860, les artistes ne s'intéressent plus à l’aspect historique des sujets – comme l’aurait souhaité ce dernier – mais principalement à la dépiction. Ce qui marque un changement et mène à la fin de la période dite « de l’âge d’or danois », endeuillée par le décès de C. W. Eckersberg en 1854.

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Cette période « dorée », ainsi que nous venons de le voir, correspond à un effort collectif pour forger une identité danoise durable. Mais, comme Wilhelm Bendz semble vouloir l’exprimer dans sa toile Le Fumoir (1827-28), cette (re)construction concerne principalement une élite (politiques, intellectuels, écrivains, artistes…) du milieu bourgeois émergent. Un détail qui a son importance quand on prend en compte l’atmosphère de Copenhague à cette époque – qui souffre des décisions autoritaires de Frederik VI au début du siècle, de la censure de la presse (1799) ou de la répression de l’opposition, de la violence, de la pauvreté et de conditions sanitaires difficiles, à l’origine d’une épidémie de choléra. Une face du XIXe siècle danois qui est occultée dans les représentations picturales de cette époque, qui présentent majoritairement un pays rayonnant. Une occultation accentuée par l'appellation « âge d’or », qui donne à croire à une version erronée de l’Histoire. Ce terme, aujourd’hui, avec le recul nécessaire, est-il encore approprié ?

Sources :

– In Another Light. Danish Painting in The Nineteenth Century, de Patricia G. Berman (Thames & Hudson) ;

The Emergence of a Modern City: Golden Age Copenhagen 1800–1850, de Henriette Steiner (Routledge) ;

– Les archives du musée Thovaldsen : https://arkivet.thorvaldsensmuseum.dk/ ;

– Statens Museum for Kunst : https://www.smk.dk ;

– Les archives de l’Académie des beaux-arts danois : https://kunstakademiet.dk

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